La trajectoire de cet immense expérimentateur a rencontré celles d'autres visionnaires, comme Stanley Kubrick, Steven Spielberg, Ridley Scott et Terrence Malick.
Los Angeles, novembre 2019. Les lumières de la ville sont étouffées par le smog du futur, des flammes jaillissent des sommets des buildings, un éclair déchire le ciel noir et une voiture volante traverse l'espace. La ville se reflète dans un œil, et la caméra, lentement, lentement, nous rapproche d'une pyramide titanesque qui apparaît dans les nuages... L'ouverture de Blade Runner est, à juste titre, légendaire. L'équipe d'EEG, le studio de Douglas Trumbull qui a conçu la séquence du film de Ridley Scott, avait surnommé ce décor "Ridley's Inferno", en référence à celui de Dante, ou plus souvent "the Hades landscape". Hadès, ou le maître des Enfers souterrains : le maître d'un autre monde.
Génie des effets spéciaux, Douglas Trumbull était bel et bien le nocher emmenant le regard -et l'esprit- vers un autre monde. Il est mort le 7 février, à 79 ans. "Peu de gens ont créé autant d'images aussi inoubliables que lui", écrit à son sujet Pascal Pinteau dans sa monumentale encyclopédie Effets spéciaux, 2 siècles d'histoire (Bragelonne) où l'on trouve une grande interview de Douglas. Son père, Donald, avait travaillé sur certains effets spéciaux du Magicien d'Oz de 1939. Douglas, lui, a commencé sa carrière au cinéma avec 2001, L'Odyssée de l'espace. Stanley Kubrick et son scénariste Arthur C. Clarke avaient remarqué à la Foire universelle de New York en 1964 le film produit par la NASA To the Moon and Beyond. "C'était un voyage de l'infiniment grand à l'infiniment petit en un long plan-séquence", racontait Douglas Trumbull à Pascal Pinteau. Douglas avait peint pour le film des objets célestes sur des plaques de verre mobiles afin de créer l'illusion de la traversée de l'espace. "Nous partions des galaxies lointaines pour nous rapprocher des planètes du système solaire, de la lune et de la Terre, et enfin pénétrer le microcosme des atomes". Tourné et projeté en 70mm sur un dôme, To the Moon and Beyond était un avant-goût du "ultimate trip" qu'allait être le 2001 de Kubrick quatre ans plus tard.
Trumbull a failli d'abord ne pas bosser sur 2001 : le studio hollywoodien qui l'employait et qui faisait des recherches sur la surface de la Lune a été initialement viré par Kubrick lorsque ce dernier a délocalisé le tournage en Angleterre. Trumbull s'est accroché et le cinéaste l'a fait venir. Il travaille sur les mouvements de vaisseaux dans l'espace, les visuels des planètes, les écrans de l'ordinateur HAL, et il réussit à imaginer l'hallucinante scène de la "porte des étoiles", le tunnel de lumières dans lequel plonge Bowman à la fin du film. La séquence préférée de Trumbull, qui est âgé de 23 ans à l'époque. De retour à Hollywood, il fonde son studio d'effets spéciaux et travaille sur Le Mystère Andromède (1971) de Robert Wise, une expérience qui l'a ruiné puisque le cinéaste a refusé de couvrir le dépassement de budget des SFX. Pour se renflouer, il travaille dans la publicité et tourne ensuite son premier film en tant que réalisateur, Silent Running (1972) où Bruce Dern joue au jardinier spatial dans un huis-clos de SF écolo et parano. Après bien des déboires et des projets non réalisés, Steven Spielberg l'embauche pour les effets de Rencontres du 3ème type (1976). Il imagine alors de filmer les lumières des OVNIS nocturnes dans des décors miniatures en les plongeant dans de la fumée de cigarette pour les rendre plus flous, plus mystérieux et donc plus vrais.
Douglas Trumbull célèbre Stanley Kubrick et annonce la révolution du cinémaEnsuite, Trumbull ne pense qu'à la création de son procédé Showscan (du 70mm en très haute définition, à 60 images par seconde) et à son projet Brainstorm, un film dans lequel on pénètre littéralement dans l'esprit de ses personnages grâce à un "casque d'enregistrement" permettant notamment d'explorer la vie après la mort. Trumbull voulait que les séquences "normales" soient tournées en 35mm et 24 images par seconde, avant de nous faire pénétrer dans leur esprit et de passer au format Showscan... Mais le studio Paramount, qui soutenait le projet, change de direction et refuse de soutenir Brainstorm. Pour protéger son projet, Trumbull accepte tout de même de bosser pour le studio sur Star Trek, le film, de nouveau avec Robert Wise, mais l'expérience se déroule mieux qu'avant. Brainstorm traîne toujours, comme les exploitants de salle renâclent à l'idée d'un film en deux formats qu'ils ne pourraient pas projeter... Trumbull arrive sur Blade Runner en 1981, et la production est déjà dans le rouge. Le budget SFX est "tout petit", d'après lui, mais le résultat appartient, comme ceux de 2001 ou Rencontres, à la légende de l'imaginaire sur pellicule.
Il tourne enfin Brainstorm la même année, avec Christopher Walken et Natalie Wood. Trumbull veut représenter le monde de l'après-vie et la psyché des personnages comme des galaxies, des univers entiers... Mais la mort tragique de l'actrice en novembre 1981 transforme le tournage en cauchemar. Le studio MGM est au bord de la faillite et lâche complètement le film, qui sera tourné en 35mm et en 70mm "normal" et sortira en septembre 1983 dans une indifférence certaine. Dégoûté, Trumbull lâche le cinéma pour se tourner vers les parcs d'attractions (il co-réalise celle de Retour vers le futur en 1991 chez Universal Studios), et ne reviendra qu'à la demande de Terrence Malick, utlisant des techniques "en dur" (mélanges de lait, d'eau et d'encres...) pour représenter les magnifiques séquences planétaires de Tree of Life (2011). Il avait aussi imaginé pour le film une véritable attraction, un prologue autour de l'image d'une flamme qui devait être projeté dans une salle avant la véritable salle de cinéma de Tree of Life. Sans cesse confronté aux réalités de l'industrie, Douglas travaillait sur sur les projections 3D, la réalité augmentée, la très haute définition (le procédé MAGI en 4K et 120 images/seconde)... "Il faut des écrans plus grands, plus lumineux, et surtout casser cette vieille tradition des rangées de fauteuils, qui oblige à regarder l’écran depuis des angles abominables. Beaucoup de choses ne vont pas", disait-il à Première en 2018. On pense, au fond, que l'obsession de la vie de Douglas Trumbull a été de transformer le cinéma en un autre monde, en quelque chose de plus grand qu'un écran, aussi immense soit-il. To the Moon, and beyond.
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