Lucrecia Martel
La Presse/ABACA

La réalisatrice de Zama se confie sur son drôle de film historique.

Zama est un fonctionnaire de la couronne espagnole du XVIIIème coincé dans un monde auquel il ne comprend rien. Sur les rives argentines, il y a les indigènes qui vous toisent, les femmes riches qui exsudent leurs charmes, les négociants qui crèvent de maladie et la folie qui vous guette… Portrait hypnotique d’un colon au bord de la crise de nerf, ce film historique pas comme les autres est travaillé par les thèmes et les angoisses d’une cinéaste atypique. Ce qui méritait bien une interview…

 

Vous adaptez un roman de Di Benedetto. Pourquoi avoir choisi ce livre ? Qu'est-ce que vous y trouviez ?

Ce qui m'intéressait c'était l'idée du piège dans lequel tombent certaines personnes. Le piège qui consiste à s’illusionner et croire être un certain type de personne. Benedetti décrit ces semaines luxueuses, l’environnement dispendieux de fonctionnaires au milieu d'une région indigène très pauvre et c'est ce qui m'intéressait : la prétention de la haute société argentine qui pense être une élite, une société riche alors qu'elle joue dans la boue et qu'elle reste finalement très pauvre.

Certains critiques parlent de l'attente comme thème central du film… j'ai l'impression que ce que vous décrivez c’est plutôt une crise existentielle.

Oui, Zama raconte la quête identitaire d'un homme qui n'est pas à sa place. Est-il européen ? Latino ? Mais derrière, c’est aussi la crise d'un pays. En préparant ce film, j'ai lu beaucoup de textes de l'époque et je me suis rendu compte qu'ils adoptaient tous le point de vue de l'homme blanc face à un continent et une civilisation qu'il ne comprenait pas. Il n'y a rien sur les indigènes dans les témoignages. L'histoire est écrite par les vainqueurs...

Qui ne sont pas très sûrs d'eux visiblement

Exactement. Du coup, plus besoin de s'accrocher à la « réalité historique » ou au film historique. J'ai joué sur les ellipses et sur une structure non-linéaire. Je voulais fouiller la psychologie d'un de ces colons, explorer les sentiments d’un homme prisonnier de ce qu'il croit être sa condition. Pour ça, il fallait que je me libère des représentations habituelles du passé.

Et pas seulement sur le plan narratif : Zama est un film d'époque mais qui fait tout pour brouiller les repères temporels

Comme je vous disais, ça ne m'intéressait pas d'utiliser les clichés du film historique. Par exemple j'ai refusé de prendre une musique du XVIIIème et j'ai délibérément opté pour des musiques contemporaines. Les chansons qu'on entend furent écrites par un duo brésilien des années 50, Los Indios Tabajaras. Le film se passe en 1790, la musique date des 50s et je le tourne en 2017... cette combinaison me paraissait folle, et amusante. Pareil pour les décors. On voit souvent ces films avec des décors luxueux, hyper méticuleux, qui attirent l'oeil du spectateur et forcent l'attention sur les détails. Je suis parti d'une démarche inverse, j'ai demandé aux décorateurs d'enlever certains objets ou de rendre le cadre plus simple. J'ai également pressé mon chef op d’enlever toute source de lumière factice (pas de feu, pas de bougie). On pense toujours que ça fait plus authentique. Je crois surtout que ça ne permet pas de réfléchir à la lumière.

La critique de Zama dans les sorties de la semaine

Vous en parliez : vous avez travaillé avec Rui Poças qui fait un travail magnifique sur ce film. Il avait éclairé Tabu de Miguel Gomes, un autre film sur la colonisation ça a joué ?

Pas vraiment. C'est ma productrice qui le connaissait qui m'a parlé de lui. Dès qu'on a commencé à parler du film, il était emballé. Tabu n'a pas été mentionné... C’est un homme extraordinaire, d’une gentillesse et d’un talent rare. Il était avide d’essayer de nouvelles choses, et c’est ensemble que nous avons tenté de penser le passé en dehors des clichés de cinéma.

On parle de la photo, mais ce qui définit le film, c’est le son. Dès le début d’ailleurs parce que le film s’ouvre sur un groupe de femmes qui accusent Zama de voyeurisme alors…

… qu’il ne fait que les écouter. Oui, le son est essentiel pour moi. J’y suis très attaché depuis l’enfance ; je crois que c’est même ce qui a motivé ma volonté de devenir cinéaste. Au fond, à travers mes films, je veux raconter des histoires, retrouver la sensation que j’avais en écoutant les contes de ma grand-mère… C’est cette voix que je veux retrouver; pas la voix de ma grand-mère spécifiquement, mais la voix de ceux qui racontent, qui transmettent, par l’oralité. C’est une voix très particulière, qui a ses structures à elle, différentes de celles imposées par l’écriture.

C’est très fort dans ce film où finalement on entend beaucoup parler les personnages hors-champ. Leurs voix se mélangent…
Oui, jusqu’à créer un tapis sonore qui est comme la conscience du héros. Ou en tout cas, la voix de son époque, qui juge, impose ou le guide…

Quand je parlais du son, je pensais surtout au sound design, très particulier.

C’est mon autre secret (rires). Le son dans mon cinéma sert aussi à faire douter de la réalité des images. Le spectateur doit s’interroger sur le pouvoir référentiel de ce qu’il voit, et chercher au-delà. Mettre en cause ce qui est toujours pris comme « réel ». Et pour ça, rien de mieux qu’un bruit étrange, une légère torsion de la bande-son.

J’ai lu quelque part que vous vous identifiiez à Zama. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Je m’identifie à ce personnage parce que, ce qui le définit, c’est l’échec. Ce qui est me semble-t-il, la chose la mieux partagée au monde. On est constamment exposée à ce qui est censée nous arriver : la beauté, la jeunesse, le sexe… La pub, les séries ou le cinéma, nous renvoient ces images tous les jours et mettent la barre de plus en plus haut sur ce qu’on devrait atteindre. Et on est tous les jours renvoyé à un horizon que nous n’atteignons finalement jamais… C’est le problème de Zama. Je crois que je préfère les personnages imparfaits, faibles ou même mauvais parce que je vois plus facilement leur humanité. Les personnes bonnes me font horreur !