Tsui Hark
Abaca

A l'occasion de la sortie prochaine de Detective Dee 3, coup de projecteur sur le grand Tsui Hark.

Depuis plus de trente ans, le Hong-Kongais Tsui Hark est considéré comme un génie versatile et incontrôlable. Un parcours de colère, de folie, d’inspiration foutraque et de sorties de route qui ont culminé en 2015 avec le triomphe du film d’aventures BD La Bataille de la montagne du tigre, monument fun qui le réinstalle au sommet du cinéma asiatique.

A l'occasion de la sortie au cinéma le 8 août de Detective Dee 3 : La Légende des rois célestes, retour sur la parcours hors-norme du génie asiatique.


1977-1983 : le jeune homme en colère

Tout a commencé au Texas, où il a étudié le cinéma et changé de nom. Les Américains l'appelaient King Kong, alors Tsui Man-Kong est devenu Tsui Hark. Là-bas, il commence à s'interroger sur ses origines (il est né au Vietnam de parents chinois), réalisant un film sur la construction du chemin de fer par ses ancêtres. Cette démarche identitaire ne le quittera plus. En 1977, année punk, il revient à Hong Kong et y fait ses premières armes à la télé, tournant des soap opéras en costumes. C'est dans ce contexte que se forge un esprit de groupe, entre une bande de jeunes réalisateurs cantonais avides de régénérer un cinéma jusque-là dominé par les films d'arts martiaux en mandarin. Stanley Kwan, Kirk Wong, Patrick Tam et Ann Hui font partie de cette vague nouvelle de cinéastes indépendants, ouverts sur le monde et en phase avec leur génération.

Forcément, de vague nouvelle à Nouvelle vague, il n'y a qu'un pas, que la critique locale ne manque pas de franchir. Au sein du groupe, Tsui s'octroie d'emblée la place du fou dangereux. Il enchaîne sans scrupule (ni aucun succès) une triplette de films hargneux. Le troisième, L'Enfer des armes est inspiré d'un fait divers réel. Il met en scène un trio de petits bourgeois qui, par désoeuvrement de classe, posent une bombe dans un cinéma (précisément ce que Tsui Hark entend faire avec ce film) avant d'être rejoints par une anarchiste motivée par une vraie philosophie du chaos. Dans un contexte politique compliqué, le film se fait interdire, poussant Tsui à tourner en urgence de nouvelles scènes qui en édulcorent le propos, mais laissent intacte sa violence dévastatrice.

1984-1988 : l'atelier du film

Bourré de visions à la Méliès et du charme naïf de l'invention pure, le délirant Zu, les guerriers de la montagne magique (1983) est sa réponse à Star Wars et au premier Indiana Jones (ce qui lui vaut le surnom de "Spielberg de Hong Kong"). L'échec de Zu au box-office le contraint à aligner les travaux alimentaires comme acteur comique ou réalisateur de panouilles (Mad Mission 3, longtemps son SEUL film sorti en salles en France).

Pour y échapper, il fonde en 1984 sa propre compagnie de production, la Film Workshop, qu'il envisage comme un havre artistique où pourraient se retrouver auteurs et techniciens qu'il admire. En tant que producteur, il donnera un coup de main non négligeable aux plus grands talents locaux, comme John Woo (dont la carrière décolle en 86 avec le mélo-polar Le Syndicat du crime) ou Ching Siu-tung (Histoires de fantômes chinois en 1987, pure merveille qui passe l'esthétique de Evil Dead à la moulinette du folklore taoïste). 

Au cours de cette période très féconde, Tsui Hark s'appuie sur le mélodrame ou la comédie musicale pour revisiter la culture chinoise classique et son Histoire récente. Dans ce registre, sa plus belle réussite reste Peking Opera Blues (1986) hybride ébouriffant mêlant action non stop et comédie, sur fond de luttes sociales dans la Chine du début du XXème siècle. L'admirable Brigitte Lin Ching-hsia joue une révolutionnaire qui infiltre une troupe d'opéra pour mener à bien un complot contre le gouvernement corrompu dirigé par son propre père. Trente ans après, tel un Victor Victoria qu'aurait dirigé le Robert Zemeckis de la période Amblin, le film n'a pas pris une ride. 

1989-1997 : remakes en série

Après une période davantage marquée par ses productions, Tsui Hark reprend la caméra sur Le Syndicat du crime 3 (1989), polar flamboyant qui scelle sa rupture avec John Woo. Pas si grave : à peine le temps de reprendre son souffle, ses rencontres avec l'acteur Jet Li et le chorégraphe de combats Yuen Woo-ping lui inspirent une série de films d'arts martiaux avec pour héros le légendaire Wong Fei-hung, médecin défenseur de l'identité chinoise et héros d'une centaine de films depuis les années 50.

C'est la célèbre série des Il était une fois en Chine, déclinée à toutes les sauces jusqu'en 1997 : nationaliste, internationaliste, sérieux ou comique, selon l'humeur. En parallèle, Tsui entame une série de réadaptations de classiques, dont le somptueux mélo The Lovers (1994), l'un de ses plus beaux films. Mais la période est marquée par l'inquiétude suscitée par l'imminence de la rétrocession de Hong Kong à la Chine populaire.

Si certains préparent l'avenir en organisant leur exil, la majorité voit l'horizon 1997 comme une sorte de fin du monde les incitant à une suractivité dans tous les domaines, particulièrement sensible dans la production cinématographique. Tsui Hark n'est pas en reste et il conclut sa veine des remakes par le paroxystique The Blade (1995) qui revisite la légende du sabreur manchot. La version de Tsui, hallucinée et crépusculaire, réinvente la grammaire filmique, depuis les entrées de champ jusqu'au montage, pour aboutir à un monument de fureur barbare.  

1997-2001 : perdu à Hollywood

Redoutant un possible effondrement de Hong Kong en 1997, tous ceux qui en ont les moyens s'exilent en occident. Tsui Hark embarque en même temps que ses rivaux John Woo et Ringo Lam. Mais Hollywood attend d'eux qu'ils fassent leurs preuves en tournant des films d'action B (dont cinq Van Damme à eux trois). Au bout du compte, le bilan est nettement négatif, même si John Woo s'en est un peu mieux tiré (plusieurs succès au box office et au moins un grand film, Volte/Face en 1998).

De son côté, Tsui Hark enchaîne deux JCVD avant de revenir à Hong Kong pour une oeuvre de transition, produite par la nouvelle branche asiatique de Columbia. Intitulé Time and Tide, le film en question est une extravagance spectaculaire (vertigineuse scène d'action sur la façade d'un immeuble) dont l'intrigue a sans doute plus de sens qu'il n'y paraît. On y suit deux personnages (l'un d'eux revenant d'un voyage lointain), parents involontaires confrontés à un avenir qui leur échappe totalement. Façon pour Tsui Hark d'avouer qu'il fait un bilan ambivalent de son escapade hollywoodienne et de son retour, la queue basse, dans l'île cantonaise. Malgré ses excès, Time and Tide reste mémorable pour sa virtuosité, son rythme fou, son goût du mouvement perpétuel et une séquence d'accouchement sous les balles, qui laisse pantois.

2002-2018 : la conquête de l'Empire du Milieu

Après Time and Tide, Tsui Hark va galérer pendant une quinzaine d'années, le temps de prendre la mesure d'un marché chinois en pleine mutation. Au milieu de cette traversée du désert, le somptueux ratage qu'est Seven Swords (2005) est révélateur de l'obstination du cinéaste à concevoir des blockbusters inspirés de récits d'aventures populaires. Il finira par y arriver avec les Detective Dee (2010, 2013). La formule est encore hybride, les livres de Van Gulick dont il s'inspire étant principalement destinés au public occidental, mais Tsui en profite pour se familiariser avec la 3D, très appréciée par les exploitants chinois qui en tirent des profits juteux.

Le cinéaste touche le jackpot avec La Bataille de la montagne du tigre. Le film sort pour Noël 2014 sur le continent en même temps que deux autres productions prestigieuses qu'il écrase en souplesse : The Crossing de John Woo et Gone with the Bullets de Jiang Wen. Il faut dire que le film est une réussite survoltée dont la frénésie est enfin tempérée par une certaine sagesse. Plus de trente ans après ses débuts, Tsui Hark s'est un peu calmé. Le temps semble être révolu où il ne respectait pas le scénario, changeait d'avis sans arrêt, réinventait le film au montage et accumulait tellement d'idées dans un seul plan qu'il semblait être lui-même pris de confusion. Aujourd'hui, Tsui Hark est le patron en Chine populaire, un mot dont l'abréviation (pop) lui va comme un gant. Il a atteint un statut comparable à celui qui fut longtemps celui de Spielberg à Hollywood, un aboutissement qui ressemble à l'accomplissement d'une vieille prophétie. Mais la route aura été longue.