- Fluctuat
Coproduit par la chaîne franco-allemande, une première version de ce film a été diffusée il y a quelques mois sur Arte, sous le titre "Les Cadets de Gascogne". Démontrant qu'un montage change tout quand bien même les plans montrés sont rigoureusement identiques, Emmanuel Bourdieu nous a réservé une version des plus enthousiasmantes pour la sortie en salle.
Godard l'a dit et on le répète maladroitement, la différence entre le cinéma et la télévision c'est qu'ici on regarde vers le haut, là où devant la télé notre regard se porte vers le bas. Serge Daney a depuis répondu : peu importe, puisque ici et là l'image est identique. Le réalisateur, lui, a choisi son parti : godardien, il se sert de l'argent du petit écran pour habiller le grand.Vert Paradis nous parle apparemment de la même chose que Les Cadets de Gascogne, alors que celui-ci était ennuyeux et confus. Les images sont les mêmes, certaines séquences identiques. Pourquoi le second film est-il dès lors beaucoup plus réussi ? Tout vient du montage et de la manière dont on nous présente et raconte le destin des personnages. A la télé, l'histoire était celle d'une pauvre fille - certes magnifiquement interprétée par Natacha Régnier - perdue entre la ville et la campagne, ses amours d'enfance et son petit mari parisien. Au cinéma, l'écran est plus large, il s'agit moins d'Isabelle que d'amour, de célibat et de solitude campagnarde. Plus long, le film donne des détails qui peuvent d'abord paraître secondaires ou insignifiants. Pourtant, ils ancrent les personnages dans un quotidien, une vie passée assortie de l'espoir qu'elle s'améliore. De sec et abrupt le film devient limpide.Coulant au gré des méandres des personnages hésitants, il les laisse libre : « Ce qui me touche, dit en substance Emmanuel Bourdieu ce n'est pas de voir des gens avoir des émotions, c'est de voir leurs émotions naître de leurs pensées. En dirigeant les acteurs, j'ai toujours cherché, même dans les situations les plus dramatiques, à ne pas requérir de leur part telle ou telle émotion, mais plutôt à leur rappeler constamment les enjeux que poursuivent leurs personnages dans la situation et les croyances qu'ils ont à son sujet ». « Ce qui m'intéresse, déclare-t-il encore, c'est le parcours mental par lequel le personnage sort d'une grande illusion et rencontre l'évidence qu'il n'a pas vue. Le temps de la pensée, le rythme qu'elle impose au dialogue et à l'action sont éminemment perceptibles dans le jeu des comédiens. Une pensée, une peur, un espoir, une décision, n'est pas moins cinématographique qu'une action ». Encadrés par un scénario écrit au cordeau, les acteurs tout de finesse sont des plus touchants - Clovis Cornillac est notamment remarquable.Faisant la nique à tous les arrangeurs de speed-dating, le réalisateur nous met face à une belle tragi-comédie de l'in-mariage. Si ces hommes sont seuls, c'est qu'ils sont aveugles au monde. Réfugié dans son passé d'amoureux transi de silence, Simon le paysan, en force de la nature, ignore la séduisante factrice. Lucas, normalien, est revenu sur les terres de son enfance pour étudier le célibat dans son pays du Béarn. Il interroge ses amis afin de disséquer leur vie et d'en tirer un article. Empêtré dans son travail, il s'y réfugie et s'y perd à la fois, captivé par ses amis, aveuglé par son sujet, gauche comme un adolescent qui ne veut pas grandir. On retrouve d'ailleurs là un peu du personnage principal de Comment je me suis disputé , un film d'Arnaud Desplechin auquel Bourdieu a participé en travaillant sur le scénario. Soustrait à la vie par sa position d'observateur, il justifie sans cesse son voyeurisme et par là sa passivité. Face à eux, se trouve la femme qui ose, dit et s'engage, quitte à se tromper, hésitante mais entière, en équilibre et prenant le risque de l'amour... Une posture féminine éprouvée et un autre choix de montage, qui pour être simplement différents n'en sont pas moins salvateurs.Vert paradis
Réalisation : Emmanuel Bourdieu
Avec : Denis Podalydes (Lucas), Natacha Régnier (Isabelle), Clovis Cornillac (Simon).
Sortie nationale le 18 février 2004[Illustrations : DR Haut et Court]
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Vert Paradis