- Fluctuat
"C'est de cela que Dieu est mort (nul ne l'a tué) : de l'incapacité dans laquelle il a tout à coup été de continuer d'endurer le mal que l'homme se faisait." Michel SuryaLa fiction est située historiquement et géographiquement pendant la période d'alliance entre l'Italie fasciste et l'Allemagne nazie, dans la République de Salò proclamée par Mussolini en 1943. Mais plus que de décrire une époque, le projet de Pasolini est de montrer le processus intemporel de la domination dont cette époque est devenue le symbole.Le cinéaste commence par faire le vide autour d'une scène réservée à l'accomplissement du processus qu'il veut nous montrer. Son prologue effectue, en quelques plans, la disparition complète du monde extérieur. Après que neuf jeunes hommes et neuf jeunes femmes ont été choisis et enlevés, "manu militari", de la campagne italienne, de leurs familles, de leurs écoles, l'ensemble des personnages (18 esclaves, 4 maîtres, 4 mères maquerelles et un grand nombre de gardes armés) s'isole dans une propriété de Salò. En entrant avec eux dans la demeure, nous quittons la lumière du soleil qui se retire, au seuil du film, afin que tous les éléments de la représentation soient contenus dans un même espace clos. À l'intérieur, l'application de la loi des maîtres sera déclinée en trois temps, trois cercles successifs : Le Cercle des passions, Le Cercle de la merde et Le Cercle du sang. Reprenant le geste de Sade, Pasolini montre la hiérarchie comme une architecture, un théâtre et ses lois comme les règles arbitraires d'un jeu de massacre.Le film est une théorie de la domination développée à partir de son obscénité constitutive, l'obscénité du viol. Il met en scène une chorégraphie macabre au terme de laquelle le souffle ultime du dernier supplicié fait naître, en signe d'apothéose, un rictus de plaisir sur le visage du maître. L'érotisme de la domination y apparaît bridé, exaspérant, marqué d'impuissance pour ce qui est du développement sensuel dans lequel il renonce toujours à s'épuiser activement. Ce sont les autres qui font l'amour, ou seulement les gestes de l'amour, jamais par goût, sous peine de mort, mais en signe d'allégeance au pouvoir. Les maîtres quant à eux semblent trop vieux, trop fatigués, ou trop blasés pour s'y abandonner. Leur jouissance sexuelle, qui est pourtant l'unique moteur de l'action, se réalise à distance, par la procuration de l'ordre et du regard, dans le corps des esclaves qui se consument et qui meurent."Nous, fascistes, sommes les seuls vrais anarchistes", dit le Commandant. "En fait, la seule vraie anarchie est celle du pouvoir. Cependant regardez, la gesticulation obscène est comme un langage de sourd-muet, avec un code qu'aucun d'entre nous, malgré son libre-arbitre, ne peut transgresser. Il n'y a rien à faire. Notre choix est structuré, nous devons subordonner notre jouissance à un geste unique." L'implication réciproque des corps dans ce geste unique établit une relation de partage. Or, rien ne se partage entre le maître et l'esclave car, dominer c'est d'abord exclure. Les jeunes gens qui ont été enlevés au début du film sont déjà morts aux yeux du monde, c'est pourquoi ils sont désormais sous l'entière domination de ceux qui les en ont exclus. Les maîtres de Salò jouissent de posséder la vie, non de partager l'étreinte. Ils font de cette possession une source de plaisir sexuel en la dépensant, pour ainsi dire, quand ils brisent le corps des esclaves. Ainsi ils conservent leur libre-arbitre et transforment le code de la gesticulation obscène. Le processus de la domination montré par Pasolini consiste en une économie de la jouissance sexuelle soustraite aux lois du désir. Elle est déclinée tout au long du film selon un même modèle : les esclaves subissent un viol continuel effectué par les gardes sur l'ordre des maîtres. Et les maîtres qui regardent cela recueillent, en caressant les gardes qui sont des corps intermédiaires entre le monde dominant et le monde dominé, la jouissance et la puissance physique qui leur appartient.La dernière séquence de la représentation, Le Cercle du sang, retrouve la lumière du soleil. Mais ce retour de l'extérieur à l'image est illusoire parce que l'objectif de la caméra est contraint de passer à travers la lunette du Président qui observe la cour depuis une fenêtre de sa chambre. La lumière du soleil est alors réduite à l'intensité d'un projecteur éclairant les scènes de torture et d'orgie qui se déroulent dans un clos de la propriété. Il n'y a pas d'autre extériorité que la mort au théâtre de Sade lié par Pasolini à la période historique de la République de Salò. En contrechamp, la chambre aux murs chargés de tableaux célèbres réduit symboliquement à néant la tension de la forme accomplie dans l'oeuvre d'art. Qu'importe, en effet, l'effort à la fois violent et délicat de cette tension quand le regard auquel elle est offerte dans la fiction jouit, au moment où le spectateur découvre les tableaux, de voir briser la forme humaine ?Pasolini est mort assassiné la nuit du 1er au 2 novembre 1975, quelques mois après avoir réalisé Salò ou les 120 journées de Sodome. Son corps roué de coups a été retrouvé sur une plage de la banlieue romaine. Le cinéaste avait vu dans l'amour humain une réalité qui lui permettait d'accorder à sa recherche poétique les exigences d'une mystique exaltée de l'existence et celles du matérialisme le plus rigoureux. La figure mise en place dans Salò, d'une circulation inhumaine du désir, la violence contenue, implacable, avec laquelle il invente dans ce film une image de la domination qu'il anime et porte au bout de sa logique, sont funèbres - réalistement funèbres. Salò ou les 120 journées de Sodome est un film à la gloire de la force faible des esclaves qui, mourant, ont encore le bonheur de quitter une vie inhumaine, une vie de dégoût, mais d'un dégoût qui n'est pas le leur. C'est un requiem aux damnés de la terre, à la communauté desquels Pasolini appartenait.Salo ou les 120 journées de Sodome
Pier Paolo Pasolini
Film italien (1975). Drame, Historique. Durée : 2h . Interdit aux moins de 16 ans. Avec Paolo Bonacelli, Giorgo Cataldi, Umberto P. Quintavalle, Hélène Surgere
- Lire la chronique de la Trilogie de la Vie (DVD)
- Lire la chronique des Contes de Canterbury
- Lire la chronique des Mille et une nuits
- Lire la chronique de Pasolini : les années 60 (DVD)
- Lire la chronique de Pasolini scénariste : Une vie violente et Ostia (DVD)
- Lire la chronique de Médée (DVD)