- Fluctuat
« Notre musique », le titre, pose la question de l'objet : quelle est la musique ? Puis celle du sujet : pourquoi est-elle la nôtre ? Vient-elle de nous, arrive-t-elle d'ailleurs ? À quoi Jean-Luc Godard répondra vite, avec Rimbaud, que de toute façon « je est un autre ».
C'est parce que la musique est à la fois d'un autre et d'un je que cela forme un nous. Musique de la bande son à laquelle fait écho le rythme du montage, musique des voix des personnages puis de leurs regards, musique de leur histoire que l'on raconte... Tonalité de nos mémoires, concert des mémoires entre elles, consonance, dissonance des images et des sons, voilà ce que le film nous donne à reconnaître.Il nous entraîne vers une polyphonie qui démontre politiquement la proposition rimbaldienne. L'écart du sujet à lui-même provoque les métamorphoses de l'Histoire. En effet, si "je" est un "autre", alors les limites de l'expérience individuelle sont ouvertes à l'infini de tout ce qu'il est possible de connaître, d'imaginer, de percevoir ou de comprendre du monde. Et si cela forme un "nous", alors toutes les histoires sont également traversées par l'Histoire dont elles sont aussi, à chaque instant, un moment de la transformation. Chaque histoire individuelle participe à notre Histoire collective.Tel est le b-a/ba de l'implication politique, si évident qu'on a fini par l'oublier. Notre musique actionne néanmoins sa mystérieuse mécanique au montage, contre l'oubli, afin que l'État ne soit pas laissé, selon son désir, tout seul aux commandes. Pas un film-État donc, comme pouvait l'être le Hitler de Syberberg qui se substituait à l'État allemand, en 1978, pour juger son représentant mort et pour prendre une mesure actuelle de son Histoire passée, mais un film sujet de l'Histoire (en partie la même), en 2003, malgré l'État et contre lui. Un film peuple, en quelque sorte.Histoires individuelles et collectives ainsi télescopées par l'intervention de Rimbaud dans le scénario, une seconde phrase arrive au coeur du film, posant cette fois en principe la conjonction qui le met en mouvement : « pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé ». Le Notre père fait irruption au montage tandis que le commentaire souligne : « Comme nous pardonnons, et pas autrement. » Pardonner c'est faire l'expérience d'un mouvement qui relie passé, présent et avenir. Nous pardonnons dans le présent une chose passée, et cela nous engage à l'avenir.Ici, au-delà de la référence chrétienne, "comme nous pardonnons", dit qu'il y a une manière de mettre le passé à l'ordre du jour, "et pas autrement" indique que cette manière est nécessairement concrète. La conjonction "comme" qui qualifie le mouvement de l'Histoire comme celui du montage montre que par son travail d'assemblage de documents et de scènes jouées, d'interprétations et de déclarations, d'histoires réelles et d'histoires du cinéma, le film réalise un lien du passé et du présent. Aussi il fonde un avenir possible.Composé en trois parties, Notre musique se développe comme une incantation profane. L'enfer serait notre imaginaire de la violence. Le purgatoire montrerait le travail du pardon. Et Le paradis enfin, raconterait l'acte présent qui, aussi désespéré soit-il, provoque l'avenir par la mémoire du passé qu'il met à l'ordre du jour.Notre musique
De Jean-Luc Godard
Film Suisse, français (2003). 1h 20mn.
Drame, Documentaire.
Avec : Nade Dieu, Rony Kramer, Sarah Adler, Jean-Christophe Bouvet, Simon Eine[illustrations : © Les Films du Losange]
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