Toutes les critiques de Luna Papa

Les critiques de la Presse

  1. Fluctuat

    Voilà un de ces films magiques : vous étiez tranquillement venu au cinéma, et vous voilà pris dans un tourbillon de petites jubilations tadjiks. «Luna Papa» est un conte de fées. L'enthousiasme de la jeunesse y est présent à chaque plan, dans chaque battement de cil de l'actrice principale. Cette comédienne hors du commun, qui en deux films est devenue une star nationale, interprète avec une énergie débordante un personnage terrien, toujours sur le fil de ses émotions.
    Pas le temps de vous demander ce qu'il vous arrive, dès les premières images vous êtes lancés dans l'histoire. Mamlakat et Nasreddin déboulent dans le village au son de tut !! tut !! tut !!.... Ils imitent le klaxon de la voiture et tant pis s'ils bousculent et perturbent les paysans sur leur passage. Il leur faut être à l'heure, leur père les attend pour aller à la ville. On ne vit qu'une jeunesse, il est normal d'être pressé.Ainsi part la voiture bringuebalante à travers les montagnes. En route pour la ville comme chaque mois, pleine des espoirs de ses occupants. Ce soir, Mamlakat est autorisée à aller au théâtre. Et si sa meilleure amie, qui reste tenir le bar du village, est un peu jalouse, ce n'est pas tant qu'on joue Shakespeare ; elles sont toutes les deux amoureuses de l'acteur qui tient le rôle. Comment imaginer que cette vitalité soudaine puisse être seulement entravée ? Une bande armée jusqu'aux dents, prête à violer, à piller et à tuer arrête la voiture. Mais l'aplomb, et la vivacité de la passionnaria, qui pour rien au monde ne manquerait le spectacle qui l'attend, ont tôt fait de désarmer les soldats. En deux temps, trois mouvements et une pirouette, tous repartent sains et saufs. Telle est Mamlakat. Son nom est synonyme de vitalité, symbole de la femme qui travaille la terre au Tadjikistan. Sorte de mère protectrice universelle avant même d'être fécondée, elle prend soin de tous, de son frère, idiot du village, revenu perturbé de la guerre afghane, comme de son père, dont elle semble vouloir satisfaire la fierté, en remplaçant parfois sa mère morte en accouchant d'elle.Nous aurions tort de ne voir là qu'une histoire de plus au charme folklorique. C'est sans doute ce qui différencie Bakhtiar Khudojnavazarov d'Emir Kusturica. Pas de tziganes, pas de Mystères ici, si ce n'est dans la tête de l'adolescente à l'imagination débridée. C'est à travers ce prisme que se déroule le film, justifiant ainsi un réalisme-poétique qui n'aurait rien à envier à un film de Cocteau. Mamlakat, arrivée trop tard au théâtre, rencontre dans l'ombre l'homme de ses rêves. Le mélange des êtres et des sensations crée à l'écran une fabuleuse alchimie. Il lui donne une telle jouissance, que les songes d'une nuit d'été se confondent avec une réalité merveilleuse. Cette expérience banalement hors du commun, située au carrefour de nombres de cultures et de traditions, est cependant rattrapée par les exigences de la bienséance. Mamlakat, enceinte, emploie toute la force de sa naïveté pour ne pas décevoir son père, ne pas être mise au ban de la société. Innocente, elle s'arme de son courage pour aller voir l'avorteur. Les mains sur les étrillés, elle l'attend, résolue. Malheureusement celui-ci n'arrivera jamais : il reçoit une balle dans le ventre.Les habitants de cette région qui ont vu nombre de guerres, de changements politiques, de tragédies historiques, semblent revenus de tout et se rattachent de toutes leurs forces à ce qui leur reste : une morale sectaire. Il faut un papa ou Mamlakat, fille-mère à cause d'une trop belle nuit de lune, deviendra une paria. La poursuite est une nouvelle fois engagée, à la recherche de l'acteur, amour et fantasme absolus de la jeune fille. Si Mamlakat court tant qu'elle manque souvent de dépasser les limites de l'image, son amie, elle, reste d'où elle est, et semble promise à une vie sans malheurs, comme un poisson dans un bloc de glace, jolie, assurée, mais immobile. De même ces légionnaires en mal de guerres occupent le territoire, désoeuvrés, pas méchants puisque si vulnérables, perdus entre une guerre finie et un territoire dont les frontières changent perpétuellement, et n'ont d'autres moyens pour survivre que de piller les passants. Contingences de l'Asie Centrale démantelée...La vie filmée par Khudojnazarov n'est que mouvement, ici justifié par la recherche du père, l'acteur, l'amour d'une nuit. Cet être quasi légendaire, seul témoin d'une défloraison merveilleuse, se révèlera en fait pilote d'avion, preuve qu'il faut se méfier de nos fantasmes, rien de bon ne tombant du ciel... Par cette métaphore du hasard, arrivent d'ailleurs tous les événements qui rompent la danse de Mamlakat, où s'exprime une violence plus grande encore que celle prévisible des hommes. Et notre héroïne de peut-être préférer le rêve quitte à ne plus savoir où sont les limites... Dans un fantasme de théâtre et de vie, organisé par Shakespeare ? Dans les costumes d'un spectacle de propagande, une parade Fruits et Légumes dans laquelle Mamlakat serait déguisée en courge ? Dans la quête d'un père nécessaire aux contingences sociales ou dans ce mari trouvé par hasard sous un train ? Les rêves de Mamlakat, servis par sa force organique, entre rêve et réalité, bonheur et malheur, prouvent du moins qu'elle est « envies ». Un exemple à suivre.Luna papa
    De Bakhtiar Khudojnazarov
    Avec Merab Ninidze, Moritz Bleibtreu, Nikolai Fomenko
    Japon / France / Russie / Allemagne / Tadjikistan, 1999, 1H47.