- Fluctuat
Lodge Kerrigan revient en très grande forme. Caméra collée à un personnage en voie de marginalisation, le cinéaste explore une fois de plus cette plaie béante qui nous pousse parfois sur le fil du rasoir. Keane, ce bloc de tension sur le point de s'effondrer, est sans doute l'une des apparitions cinématographiques les plus fortes vues récemment.
Keane est un film massif, un bloc d'énergie pure, qui pourrait bien être l'énergie du désespoir. Ni explication, ni introduction, le film démarre et s'achève très "cut", sur ce personnage que l'on se prend littéralement dans la figure : William Keane. Au début, c'est peut-être juste un homme très agité dans une gare, qui cherche sa fille, qu'il dit avoir été enlevée quelques mois plus tôt à cet endroit. Il tend une photo découpée dans un journal, arrête les passants pressés, peine perdue. Et puis, il se met à parler tout seul, se sent observé, tourne en rond, prend le bus, en descend aussitôt, marche haletant sur la route en criant le nom de la petite. Cet homme, dont on ne saura jamais s'il délire où s'il a effectivement perdu sa fille, est pourtant bien en train de perdre quelque chose, sous nos yeux : son lien à la société. Cet homme, que nous suivons au plus près pendant tout le film, nous refusons généralement de le regarder dans la vie, où, pourtant, les Keane ne manquent pas. Mais, heureusement, Kerrigan ne fait pas un film moralisateur, pointant du doigt au spectateur fautif un phénomène médical et social en exemple. Loin d'être un film démonstratif, Keane joue au contraire des zones d'ombre, de l'incertain, et nous offre, finalement, un portrait quasi impressionniste d'une âme en souffrance.Kerrigan, déjà dans son premier film Clean Shaven, s'intéresse aux pathologies mentales, à la souffrance psychique. De ce point de vue, Keane nous montre avec une grande précision les multiples facettes de la folie : paranoïa, angoisse, montée de la violence, et de la peur, le film explore cette pente dure sur laquelle l'âme vacille, aidé en cela par Damian Lewis, totalement confondant. Filmé toujours au plus près, le visage et le corps de l'acteur deviennent un véritable paysage sur lequel miroitent d'infinies variations, allant de la douleur la plus violente à l'apaisement. Mais le film ne se limite pas à la chute dans la folie. C'est sur cette frontière qui sépare le marginal de la société, frontière tout aussi floue que celle entre la folie dure et la folie douce, qu'opère Kerrigan. Alors qu'il reçoit encore des indemnités, vouées à ne pas durer, Keane tente de se ressaisir, de trouver du travail. Il réalise ce qui le guette, preuve qu'il est encore « parmi nous », du côté des « valides-travailleurs-insérés-équilibrés ». Au fond, Keane est un peu ce qui nous guette tous, cette lassitude et ce relâchement qui précipitent la chute, mais il a entrevu l'autre côté. Le personnage lutte contre lui-même, pour continuer à vivre dans certaines limites. Il y a d'abord celle de son propre corps, qui l'empêche de dormir tant il sent mauvais après plusieurs jours passés dehors. Et il y a bien sur les limites imposées par la société.En cela, Keane est sans doute un des personnages les plus complexes et « habités » que l'on ait pu voir depuis longtemps. Kerrigan le filme toujours au plus près, accompagnant par ce mouvement incessant son agitation, sa quête. D'une rigueur impressionnante, le cinéaste ne nous autorise ainsi jamais à le juger. Keane prend de la coke, baise dans les toilettes d'une boîte de nuit sans capote, se revèle un parfait papa de substitution pour la petite fille d'une femme en transit dans l'hôtel où il se trouve. Chaque scène étant portée par l'énergie de Keane, tantôt destructrice, tantôt positive, mais toutes reliées dans ce mouvement général qui donne son unité et sa profondeur au film. Au fond, ce que semble vouloir filmer Kerrigan à travers Keane, c'est la pulsion de vie même, cette flamme qui peut vaciller jusqu'à s'éteindre.Par l'intensité et la rigueur morale de son regard, cette appréhension si délicate mais frontale de la déchéance, le film réussit un véritable tour de force et évite le si commun écueil du fait divers. La force d'impact, elle, est bien là.Keane
Un film de Lodge Kerrigan
Etats Unis, 2004
Durée : 1h33
Avec Damian Lewis, Abigail Breslin, Amy Ryan...
Sortie salles France : 21 septembre 2005[Illustrations : Keane. Photos © ARP Sélection]
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