- Fluctuat
Déjà bien connu des amateurs d'art depuis son exposition au Musée d'art moderne de la Ville de Paris (2002-2003), l'artiste new-yorkais Matthew Barney quitte allègrement les galeries d'art pour investir les salles obscures. La sortie en France de The Cremaster Cycle, oeuvre d'art totale et décalée, est l'occasion pour tous de découvrir une oeuvre aussi étonnante que novatrice.
Une jeune femme blonde, enfermée sous une table au sein d'un des deux dirigeables qui survolent un stade de foot, compose avec des grains de raisins des figures géométriques reproduites sur le stade vide par une troupe de danseuses à la manière des comédies musicales de Busby Berkeley. La situation paraît cocasse. D'apparence déjantée et loufoque, l'univers de Matthew Barney repose en réalité sur un assemblage calculé de métaphores, de renvois et d'inlassables références culturelles : légende celte, cinéma hollywoodien, art, sport ou spiritualité. Envisagée comme une oeuvre d'art totale, The Cremaster Cycle se situe au croisement du cinéma, du théâtre et des arts plastiques. Les êtres hybrides participent à la formation d'un univers relevant de l'étrange, non dénué d'humour et s'inscrivant parfois dans le burlesque.Une odyssée visuelle
Sans dialogue ni scénario classique, la narration se construit par l'image, le son et le montage. Déconnecté du réel, le temps adopte une autre dimension. Conteur dans l'âme, Matthew Barney aime superposer plusieurs histoires et passer ainsi de l'une à l'autre. Des détails visuels et un montage précis assurent une certaine cohérence et retiennent l'attention. L'expression passe alors par le corps. La succession d'images douces et léchées à d'autres plus crues voire violentes, l'alternance de plans larges (ou vues aériennes) et de plans rapprochés, imposent un rythme truffé d'allers-retours qui participe à la mise en place de la narration. Chaque élément, acteurs compris, est considéré comme un matériau malléable par l'artiste. Ainsi, la rencontre entre la sculpture et le cinéma est savoureuse. Après le temps de l'étonnement, le spectateur a tout lieu de se laisser séduire par cet univers excentrique et étrange.La production de cet artiste de 38 ans oscille entre la performance, les arts graphiques, l'installation, la sculpture, la photographie ou le dessin. Eléments tous présents dans le cycle Cremaster. Dès ses débuts, Matthew Barney utilise la performance comme mode d'expression. Ancien athlète, il continue, à travers ce cycle, d'interroger le corps et ses limites. Limites physiques, lorsqu'il se traîne péniblement dans un tunnel gluant, métaphore de l'accouchement, ou lorsqu'il se met en scène avec un plastique sur le visage. Une sensation de malaise émane de cette scène où l'impression d'oppression, récurrente, est ici à son paroxysme. Dans ses apparitions, Matthew Barney multiplie les costumes aussi loufoques que saugrenus et interroge l'identité sexuelle et brouille volontiers le masculin et le féminin, exhibant des sexes hybrides. En questionnant l'indétermination génitale durant les premiers temps de la formation du foetus, l'artiste new-yorkais travaille sur l'informe, symbole de l'état originel de l'Homme. L'organique, omniprésent, lie les histoires entre elles. Informe et expansive, une crème blanche, typique des matériaux qu'utilise le plasticien comme la cire et la vaseline, apparaît fréquemment, s'installe jusqu'à devenir un matériau incontournable du film, le liant : tissu organique entre les scènes et les films malgré leur apparente autonomie.Tout élément peut devenir un personnage
Chaque film propose des genres et des époques différentes. Ainsi, l'intrigue de Cremaster 3 se déroule au moment de la construction du Chrysler Building à New York, dans les années 1929-30. L'architecture s'impose comme un personnage à part entière. Le Chrysler building devient autonome et illustre le rite d'initiation des francs-maçons développé dans le film. Le pouvoir, incarné par de nombreux symboles phalliques, jusqu'au building lui-même, est au coeur de l'intrigue. L'ambiance inquiétante, l'omniprésence du sigle de Cremaster (plus parsemée dans les autres films), les interrogations évoquées sur la notion de pouvoir, rappellent le film d'Orson Welles, Citizen Kane. De même, l'action de Cremaster 5 se déroule dans l'opéra de Budapest. Ici aussi, l'architecture est un personnage à elle seule. La caméra la dévoile, la contemple, l'inspecte, la détaille, plonge, se perd peut-être. Le bâtiment semble donner la réplique à Ursula Andress, ancienne James Bond girl dans James Bond 007 contre Dr. No, interprétant la reine des Chaînes, une classieuse Reine de la nuit pleurant la disparition de son amant. Les décors deviennent de véritables oeuvres d'art, comme les fenêtres triangulaires composées de néons sur le mur. Chaque scène d'intérieur semble se dérouler dans une sculpture. La nef du Guggenheim de New York se prête particulièrement bien à l'expressivité développée par l'artiste. L'ascension et la descente renvoient à ce muscle obscur, le cremaster, qui permet la montée et la descente des testicules, emprunté pour le titre du cycle. Chaque étage possède son propre univers. Dans un Guggenheim transformé en parcours initiatique, l'artiste passe de monde en monde, comme dans un jeu vidéo, bravant différents dangers pour arriver au dernier étage où l'artiste Richard Serra est en train de réaliser une sculpture. L'art comme aboutissement.The Order conclut le cycle, sorte de retour aux sources, à l'univers muséal. Pourtant, réalisé en 35 mm, The Cremaster Cycle fut envisagé dès sa conception pour une diffusion en salles. En utilisant son langage plastique, Matthew Barney réussit une oeuvre cinématographique imposante, certes atypique et décalée. Convaincu de la voie qu'il a choisie, il récidive avec Drawing restraint 9, dont la sortie est prévue en mars 2006. Le film est agrémenté d'une BO (disponible dès le 23 juillet) composée par sa compagne, Björk. [MAJ 28.06.2006]The Cremaster Cycle
Les 5 films du cycle Cremaster ont été écrits et réalisés par Matthew Barney. Cremaster 1, 2, 3 et 5 ont été produits par Barabara Gladstone et Matthew Barney. Cremaster 4 a été produit par Artangel, Londres, la Fondation Cartier pour l'Art Contemporain, Paris, et Barbara Gladstone, New York.
Cremaster 1, 1995, 35 mm, couleur, 40 min
Cremaster 2, 1999, 35 mm, couleur, 79 min
Cremaster 3, 2002, 35 mm, couleur, 3 h
Cremaster 4, 1994, 35 mm, couleur, 42 min
Cremaster 5, 1997, 35 mm, couleur, 54 min
Sortie salles France : à partir du 6 juillet 2005N.B. : Le DVD The Order sortira le 9 novembre 2005 chez MK2 éditions.[Illustrations : 1. Cremaster 4.© 1994 Matthew Barney, Photo Michael James O'Brien, Courtesy of Barbara Gladstone ; 2. Cremaster 5. © 1997 Matthew Barney, Photo Michael James O'Brien, Courtesy of Barbara Gladstone ; 3. Cremaster 5. © 1997 Matthew Barney, Photo Michael James O'Brien, Courtesy of Barbara Gladstone ; 4. Cremaster 1. © 1995 Matthew Barney, Photo Michael James O'Brien, Courtesy of Barbara Gladstone]
A lire sur Flu :
- Lire la chronique de Drawning Restraint 9 avec Bjork par Matthew Barney (2006)
- Lire la chronique de la musique du film signée Bjork sur le blog PlaylistSur le web :
- Le site du Cremaster Cycle
- Consultez salles et séances sur le site Allociné.fr
Cremaster 3