ATTENTION CET ARTICLE CONTIENT DE NOMBREUX SPOILERS ! Par quel bout aborder l’incroyable histoire de Robert Durst, héritier septuagénaire d’une des familles les plus influentes de New York dont la vie entière est un roman à tiroirs plus fou et plus étrange (plus triste) que n’importe quelle œuvre de fiction ? Témoin du suicide de sa mère quand il était enfant, atteint d’une forme de démence jamais diagnostiquée, soupçonné d’avoir commis trois meurtres au cours des trente-trois dernières années, dont celui de sa femme Kathy Durst, disparue en 1982 sans laisser de traces, Bob est en constante réévaluation sur l’échelle karmique : soit l’homme le plus malchanceux du monde, soit la preuve vivante que naître (très) riche et blanc constitue une sorte de passe-droit pour tuer impunément. Abrité par la toute-puissance du clan Durst, qui exercera une partie de ce pouvoir pour le tenir à distance, il échappe pendant près de vingt ans à la vigilance des autorités, décide en 2000 qu’il ne se supporte plus et part s’installer au Texas, déguisé en femme (muette !). Episode suivi du meurtre (et démembrement !) de son voisin Morris Black, pour lequel il est arrêté en 2001, puis relaxé deux ans plus tard (légitime défense !)… Dans cette affaire qui tient l’Amérique en haleine depuis 1982, l’ultime ( ?) rebondissement s’est produit dimanche dernier sur HBO. Dans les dernières secondes de « The Jinx », une série documentaire qu’il a souhaité (voire commandité), Bob s’isole aux toilettes et passe à confesse, oubliant que son micro est branché : « Ça y’est, t’es gaulé…Mais qu’est-ce que j’ai fait ? Je les ai tous tués, bien sûr ! »… Arrêté à la Nouvelle-Orléans la veille de la diffusion, Bob Durst séjourne actuellement en unité psychiatrique dans l’attente de son audience au tribunal. Il sera jugé, cette fois, pour le meurtre de son amie et confidente Susan Berman… Par quel bout aborder cette histoire insensée ? Ryan Gosling est un bon point de départ.Ryan Gosling en serial killerEn 2010, Ryan Gosling et Kirsten Dunst partagent l’affiche de All Good Things (rebaptisé Love & Secrets pour son exploitation vidéo en France), une curieuse adaptation de l’affaire Durst en thriller conjugal méandreux, dans laquelle les noms sont changés (Gosling y joue David Marks) mais les éléments du dossier restent intacts. Il s’agit du premier film de fiction d’Andrew Jarecki, documentariste américain révélé par Capturing The Friedmans (une famille juive de classe moyenne dont le père et le cadet sont accusés de pédophilie). Jarecki est fasciné par l’idée que ces criminels violents que la société appelle des monstres ont tous débuté leur carrière en tant qu’êtres humains. Il connaissait l’histoire de la femme disparue du riche héritier New-Yorkais, mais c’est en apprenant, stupéfait, sa relaxe pour le meurtre de Morris Black qu’il commence à se passionner pour les nombreuses vies (et les quelques morts) de Robert Durst… Au point d’ouvrir sa propre enquête. All Good Things est un film raté, et un vrai plaisir « bis ». Jarecki se tire une balle dans le pied en choisissant de se focaliser sur les années de mariage de Bob et Kathy ; plus ou moins l’angle mort de toute cette histoire. Sorte de proto Gone Girl alambiqué, le film tente de faire passer les coups de démence de Bob pour des ruptures de ton, transformant la matière tabloïd de son existence en rebondissements De Palmesques (Il se déguise en femme ! Il découpe un cadavre !). On n’y croit simplement pas… alors que tout est vrai ! Au terme d’un bras de fer homérique avec son producteur Harvey Weinstein, Jarecki récupère les droits et réussit à les vendre à Magnolia Pictures, qui distribue le film dans un parc de salles limité aux Etats-Unis. Un désastre (580 000 $ de recettes)… Peu de gens ont vu All The Good Things. Mais il y en a un, au moins, qui a apprécié : Robert Durst himself. Début 2011, Bob appelle la production du film et demande à parler à Andrew Jarecki. Le milliardaire excentrique a toujours refusé de participer à des émissions ‘True Crime’ type Dateline ou 48 Heures mais il est prêt à faire une exception. D’après lui, « Jarecki connaît Bob Durst mieux que personne ». Après trois décennies d’effervescence médiatique autour de son nom, Bob aimerait clarifier deux ou trois choses. Et, pourquoi pas, donner sa version des faits… L’occasion rêvée pour Jarecki de « corriger le tir », de raconter la saga Bob par le menu, comme il se doit. Dans toutes ses réverbérations foldingues, burlesques, flippantes, affectives, romanesques, familiales, sordides, sociales, politiques, culturelles etc… The Jinx était né. Fait-divers et faux-semblantsPar définition, le format de The Jinx est expérimental. Une série documentaire en six épisodes sur un meurtrier suspecté dans trois affaires en cours (et trois états différents !), axé autour de l’interview « vérité » du dit croquemitaine, lequel se révèle étonnamment avenant et coopératif. Du jamais vu ! Les cinéastes nous font-ils la promesse que le mystère sera résolu « en direct », sous nos yeux ébahis ? Peut-on croire un traître mot de ce que raconte ce vieil homme délicieusement creepy ? Le dispositif n’est pas sans rappeler le podcast « Serial » (2014), dans lequel une journaliste, apprentie-détective, s’intéressait à une affaire criminelle vieille de quinze ans (un homme suspecté d’avoir tué ses petites amies parce qu’elles le quittaient). Une nouvelle forme de journalisme d’investigation, entre le roman noir et la traque policière. « A Live ball » (une entité vivante), résume Jarecki… Première constatation à l’issue du premier épisode : Robert Durst ne déçoit pas. Sa silhouette de croquemort déplumé projette un voile de terreur en même temps qu’une grande fragilité. Sa voix d’Outre-Tombe est affectée d’un agréable timbre lancinant et ses petits yeux ronds brillent comme des astres noirs. De toute évidence, le « vieux fou » cache une intelligence redoutable. Hannibal Lecter existe, et il a son propre show télé. Les détails macabres de l’enquête sont livrés en détails. Les preuves, circonstancielles ou non, s’accumulent. Les blessures émotionnelles (des familles de Kathy et Susan, des flics impuissants) n’ont pas cicatrisé, dix, vingt, trente ans plus tard… Difficile de ne pas considérer Bob coupable des crimes dont on l’accuse. Mais impossible, au fur et à mesure des épisodes, de ne pas lui accorder le bénéfice du doute. C’est la force subliminale de The Jinx : malgré l’effroi, malgré les preuves, on se prend d’affection. Sa façon de parler, de bouger, de cligner frénétiquement des yeux, de balancer des évidences dans un sourire mutin, de signer sa révérence d’un « Baille-baille » paternel et chaleureux. De se contredire aussi, soustrayant et ajoutant des détails à ses témoignages, incapable de donner des informations cohérentes sur la manière dont il a (« accidentellement ») tué et découpé son meilleur ami Morris Black. Le plus gentil et le plus incompétent des tueurs en série ?A l’âge de cinq ans, Bob a vu sa mère se jeter du toit de la demeure familiale. Elle souffrait de troubles mentaux. Il admet volontiers que ça l’a foutu en l’air. Contaminé, rendu fou. Comme elle… Ce qu’il appelle The Jinx : la poisse, le mauvais sort. La raison pour laquelle il obligea Kathy à avorter, et consacra l’essentiel de sa vie à fuir son propre reflet dans la glace. L’histoire de Bob, telle qu’elle nous est contée, est celle d’un pauvre gars très mal parti dans la vie, sérieusement dérangé, désigné comme le canard boiteux d’une famille d’insubmersibles titans, soucieux de prouver à ses ennemis intimes qu’il existe, et ne peut plus être ignoré. Sa bête noire ? Douglas Durst. L’héritier qui a pris sa place, le petit frère sombre et impénétrable dont il « surveille » régulièrement la résidence, du bas des marches, immobile… Tout ça ne serait donc qu’une forme de vengeance dynastique échevelée ? Peut-être. Pourquoi pas. Qui peut savoir ?Coup de théâtreEt l’impensable se produit ! Jarecki et son équipe mettent la main sur une preuve accablante : un échantillon de l’écriture de Bob présentant les mêmes caractéristiques que celles trouvés sur une lettre envoyée par le tueur de Susan Berman. Les similitudes sont troublantes, difficilement réfutables… L’heure est venue de confronter le suspect à ce nouvel élément incriminant, face caméra. L’apogée de dix ans d’enquête… Le reste, éruptions gazeuses incluses, appartient désormais à l’histoire de la télévision. Au lendemain du final, les projecteurs sont braqués sur Jarecki. Il a réussi là où trente ans de procédures légales ont échoué mais le cinéaste n’a-t-il pas trahi la confiance de Durst en le mettant devant le fait accompli ? Depuis quand une émission de télé rend-elle justice ? Que devient la chaîne de traitement de l’information ? Le travail de la police ? Des questions avec lesquelles Jarecki se débat lui-même dans le dernier épisode, avant de décider que le show must go on. La manière dont le « scoop » a été dealé en coulisses reste mystérieuse. Les autorités américaines avaient connaissance de l’enregistrement mais ont laissé le suspense infuser à la télévision avant d’agir (la veille de la diffusion !). D’autres mystères se font jour : Jarecki a-t-il créé un précédent ? L’info-spectacle s’engage-t-elle sur une voie glissante ? L’enregistrement « des toilettes » est-il recevable au tribunal ? Durst peut-il vraiment être condamné pour quelques mots murmurés à lui-même, dans un accès de délirium jointé ? Une chose est sûre : on n’a pas fini d’entendre parler de Robert Durst. Il saurait quoi dire, lui. Il a toujours le bon mot apitoyé, la bonne formule, distante et ironique, dans les situations les plus invraisemblables. Il nous manque. Benjamin Rozovas
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