Méconnue du grand public mais vénérée par ses fans, Angela, 15 ans, comète de la télé américaine des années 90 qui fit découvrir Claire Danes, souffle ses vingt bougies. Flashback.
Née en 1994 sur la chaîne américaine ABC, Angela, 15 ans fête donc ses vingt ans. Pour les trentenaires qui l’ont découverte au cœur des nineties (en France, c’était sur Jimmy puis France 2), le coup de vieux se double, en revoyant la série, d’un trouble plus subtil : alors qu’on compte nos rides et que son interprète, Claire Danes, vit une deuxième vie télé dans Homeland, Angela, vingt ans plus tard, a toujours 15 ans. La brièveté de la série (19 épisodes) renforce le sentiment que la jeune fille est condamnée à errer pour toujours dans les limbes de l’adolescence, cette « soi-disant vie » (du titre original, My So-Called Life) qui n’en finit pas de commencer. La suite de la série, fauchée en plein vol faute d’audience, aurait dû sceller le sort des amours d’Angela et de Jordan Catalano (Jared Leto à l’âge pubère) : jusque dans son inachèvement, Angela, 15 ans est une métaphore de l’état adolescent.Une révolution avant la révolutionAvis aux amateurs, donc : risque élevé de mélancolie. Mais revoir Angela, c’est aussi un bonheur intact. Pour devenir culte, mourir jeune ne suffit pas, il faut avoir vécu brillamment, et la beauté singulière de la série résiste au temps qui passe. Juste avant la naissance des chaînes spécialisées dans la cible teenage, et quelques années avant la révolution sérielle des années 2000, My So-Called Life impose une authentique vision d’auteur dans la grille d’un grand network. Celle de Winnie Holzman, sa créatrice, qui revendique une dimension autobiographique : « Ce n’est qu’en parlant de quelque chose de personnel qu’on peut déclencher une vraie réaction émotionnelle chez les gens. »Série d’auteur, Angela, 15 ans l’est aussi par la force de ses parti pris artistiques. En 1994, son réalisme inédit est une réponse à l’imagerie clinquante de Beverly Hills, qui drague les ados depuis quatre ans. Le show de Darren Star se consomme, celui de Winnie Holzman s’expérimente. Loin de la Californie, dans une banlieue fictive de la ville post-industrielle de Pittsburgh, le monde d’Angela est traversé par le vague à l’âme des années grunge. Romantisme rebelle et postures nihilistes, chemises à carreaux informes sur jeans déchirés, titres des Lemonheads et de Sonic Youth… Le décorum y est. Et puis il y a les thèmes abordés. Homophobie, pédophilie, précarité sociale, alcoolisme précoce, violence armée (cinq ans avant Columbine)… Fuyant les laïus moralisateurs, Angela propose enfin des personnages d’adultes faillibles, aussi fragilisés que leurs enfants par les effets des métamorphoses adolescentes sur l’équilibre familial. La série capte la gêne d’un père face à sa fille ado (« Mon père et moi, on était plutôt proches. La triste vérité, c’est que mes seins se sont mis entre nous. »), ou la douleur d’une mère trop parfaite soudain rejetée (« Je ne peux pas regarder ma mère sans avoir envie de la poignarder à répétition. ») Avec son approche nuancée de l’autorité parentale, qui tâtonne et se trompe, Angela est aussi une série discrètement politique, résolument à gauche du spectre.La délicieuse douleur de l’adolescenceA ce contenu engagé, en prise avec l’époque, s’ajoute une forme éthérée. Réalisme du contexte, intense subjectivité du point de vue. Angela apparaît comme le centre de son univers, dont elle teste la texture et les frontières. Tout passe par son regard, qui attribue au moindre détail extérieur un sens caché, jusqu’au col élimé de la chemise de Jordan Catalano. Ce mélange d’égocentrisme primaire et de fascination pour la découverte d’un monde soudainement érogène de partout s’ancre dans l’écriture : marque de fabrique de la série, la voix off d’Angela, qui confie ses tourments avec rage et lucidité, capture l’essence de la litanie adolescente où se disputent la honte, la peur et la colère.Plus enfant, pas encore adulte ; envie de vivre, envie de mourir ; besoin d’appartenir, besoin de se sentir différent… Entourée d’autres modèles d’ados en crise (Rayanne, la grande gueule paumée, Ricky, le copain gay abusée par son oncle, Brian, le geek sentimental…), Angela garde les yeux rivés à l’horizon des yeux bleus de Jordan Catalano, l’objet idéalisé de tous ses fantasmes. Mais la cristallisation laisse peu de place à l’individu réel et le beau Jordan ne sera pas le prince charmant escompté. La question du sexe et de la « première fois » est finalement éludée au profit de cet apprentissage. « Aucune série n’a réussi à saisir d’aussi près la délicieuse douleur de l’adolescence », résumera Joss Whedon, créateur de Buffy et grand amoureux d’Angela.15 ans foreverSi l’incarnation de ses sentiments contradictoires doit beaucoup à l’interprétation de Claire Danes – successivement opaque et transparente, enfantine et déjà femme, douce et butée –, elle s’appuie aussi sur la réalisation. Avec ses plans-séquences glissant le long des couloirs d’un lycée transformé en « champ de bataille pour le cœur », où se croisent, parfois au ralenti, dans un brouhaha sourd, les corps et les regards, la mise en scène préfigure celle d’Elephant, de Gus Van Sant, neuf ans plus tard. Quand la caméra choisit de ne pas faire le point, est-ce l’émotion d’Angela qui embue l’image, ou le filtre du souvenir à travers lequel la créatrice se souvient de sa propre adolescence ? Il y a là un art de la nostalgie instantanée qui illustre à merveille le propre de l’adolescence : être dans le regret d’elle-même avant même d’être terminée. Ce rapport au temps adolescent vu de l’âge adulte influencera d’autres séries, à commencer par Freaks and Geeks, petite sœur comique d’Angela, conçue par Paul Feig et Judd Apatow en 1999. Malgré son passage éclair, My So-Called Life fera donc école, de Joss Whedon, qui présente parfois Buffy comme un croisement d’Angela, 15 ans et X-Files, à l’Anglaise Skins, qui cultivera son mélange de réalisme et de subjectivité. Angela, 15 ans forever.Caroline Veunac
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