DR

Rencontre autour de The Neon Demon, la beauté, et la femme qui sommeille en lui.

Sept questions brûlantes sur The Neon Demon

À peine le tournage de The Neon Demon entamé, Nicolas Winding Refn en parlait comme de son premier film dédié à la puissance des femmes. Après l'opprobre tombée sur Only God Forgives, revenir à Cannes avec un thriller féministe porté par Elle Fanning est peut-être l'occasion de remettre les compteurs à zéro. Et aussi de révéler la jouvencelle qui sommeille en lui. 

Après le thème de la castration psychologique dans Only God Forgives, vous revenez à Cannes avec un film où les actrices se taillent la part du lion. Vous allez finir par casser l'image "masculiniste" renvoyée par vos premiers films…
Disons qu'il y a une suite logique entre mes trois derniers films. Ryan Gosling était au sommet de la virilité dans Drive, c'était une sorte de surhomme inébranlable. Puis je lui ai fait subir l'émasculation et la soumission dans Only God Forgives, face à l'autorité de Kristin Scott Thomas. Peut-être qu'en un sens, le personnage d'Elle Fanning est sa réincarnation : le baroudeur surhumain est mort, mais il a repris vie dans le corps d'une adolescente blonde de seize ans. L'héroïne de The Neon Demon est une jeune top modèle qui se rebiffe violemment contre le monde de la mode, et contre tous ceux et celles qui tentent de l'exploiter. Comme Ryan dans Drive… Donc vous voyez, mon histoire de réincarnation en femme n'est pas absurde !

On peut le voir comme votre propre histoire : peut-être que vous commencez une seconde vie de réalisateur porté sur les personnages de femmes...
J'adore les femmes, elles sont beaucoup plus intéressantes que les mecs. Vous l'avez sans doute remarqué, mes récits évoluent toujours dans une sorte de réalité augmentée, hallucinatoire. Par essence, les jolies filles sont comme des hallucinations : leur beauté a toujours quelque chose d'irréel et d'éblouissant. Donc elles s'insèrent naturellement dans l'esthétique que je recherche. Je n'ai pas eu à repenser ma façon de tourner, si ce n'est que j'ai fait peut-être davantage de gros plans que d'habitude. D'ailleurs, c'était pareil avec les stars mâles que j'ai filmées, comme Ryan ou Mads Mikkelsen : plus vous sondez leur virilité en profondeur, plus leur versant féminin vous apparaît. Et la vôtre, aussi. De toute manière, la créativité a beaucoup à voir avec la féminité. Donc oui, si vous voulez, j'ai aussi découvert ma part féminine.

Si l'on se base sur le casting de The Neon Demon, quel genre de femme êtes-vous, alors ? Plutôt le type Elle Fanning, ou le type Christina Hendricks ?
(Rire) Au regard de ce qui lui arrive dans le film, je dirais que j'appartiens plutôt à la catégorie Elle Fanning. J'ai toujours pensé qu'en chaque homme, il y avait une gamine de seize ans qui sommeille. Vous allez me dire : peut-être qu'il y a aussi une belle rousse de quarante ans. Mais, en ce qui me concerne, c'est plutôt une jeune fille fragile comme Elle qui est enfermée en moi. The Neon Demon est le moyen de la libérer.

« Les femmes devraient régner sur le monde »

À propos de Christina Hendricks : elle appartient à une lignée de stars plantureuses qu'on ne voit plus tant que ça au cinéma, encore moins dans un festival comme Cannes. D'ailleurs, vous et Ryan Gosling êtes parmi les seuls à l'avoir dirigée sur grand écran après Mad Men. Comment l'expliquez vous ?
Votre question rejoint le sujet de The Neon Demon : Christina Hendricks est l'héritière de Marilyn et de Liz Taylor, elle semble revenir de cette époque où le corps féminin naturel, assumé avec ses rondeurs et sa maturité, définissait les standards de beauté auprès des masses. Christina est une femme sublime, brillante, extrêmement désirable, et c'est un exemple incroyable pour une bonne part du public. Mais on ne vit tout simplement plus dans la même société : les stéréotypes de la mode ont gagné. On a beau fustiger depuis des décennies la haute couture, la pub ou le cinéma qui imposent la minceur et la jeunesse comme critères non-négociables, rien n'a encore bougé. Au détriment de la beauté naturelle, comme celle de Christina. Je trouve ça triste à en crever.  

C'est l'un des constats qui vous a inspiré le film ?
Oui : on court sans arrêt après notre jeunesse et, inconsciemment, après notre virginité. Et pendant ce temps-là, nos corps vieillissent. Même si on l'oublie. Que se passerait-il si, un jour, on se regardait tous dans le miroir, et que l'obsession pour notre beauté passée entrait en collision avec ce que nous sommes devenus ? Est-ce qu'on ne deviendrait pas dingues au point de nous changer en tortionnaires monstrueux ? C'est en quelque sorte ce dont Elle Fanning devient la victime dans le film : on cherche à vampiriser la pureté, la beauté, la virginité qu'elle incarne. Comme avec mes précédents films, j'utilise la langue du conte de fée pour exprimer cette angoisse-là.

DR

La manière dont vous présentez votre sujet pourrait laisser croire à une charge contre le business de la mode et la manière dont il exerce une tyrannie sur la femme. Mais on vous imagine mal faire un film proprement féministe…
Pourtant, je vis avec une féministe, et je peux me considérer comme tel. Quand je dis que je déteste les hommes, ce n'est pas une provocation : je trouve que les femmes devraient régner sur le monde, on s'éclaterait bien plus. Bon, dans le domaine des arts, je ne crois pas trop à l'égalité, parce que le génie s'exprime indépendamment de votre sexe. Mais, socialement et professionnellement parlant, je suis pour une totale équité. Si ça ne tenait qu'à moi, les femmes auraient même davantage de droits que les hommes. Cela dit, vous avez raison : je n'entends mener aucun combat politique. Et le milieu de la mode que je filme est largement fantasmatique, toujours selon cette logique de "réalité augmentée" dont je vous parlais. Sur un plan narratif et "documentaire", le film est réaliste : je me suis beaucoup servi de l'expérience d'Abbey Lee Kershaw, qui joue l'une des modèles (mannequin australien dont c'est le second film après Mad Max Fury Road, nldr), pour ajouter un peu de véracité à l'ensemble. Je lui demandais sans cesse : "le business ressemble vraiment à ça, Abbey ? Est-ce que tu as déjà rencontré un tel connard dans le métier ?" (Rire) Mais à part ça, mon traitement visuel provient de ma fascination pour cette industrie, que je m'autorise à déréaliser jusqu'au délire.

« Je suis obsédé par la beauté »

C'est donc une fascination teintée de révulsion que vous entretenez pour la mode.
Oui, je ne m'intéresse à mes sujets que de cette manière : dans la mode, comme à Hollywood ou même à Cannes, on peut passer en un instant de l'émerveillement au dégoût le plus total, la beauté et la vulgarité cohabitent en permanence. C'est même plutôt tordant, parfois, de voir ce cirque putassier se jouer sous vos yeux. Bon, le vrai sujet de The Neon Demon, c'est quand même la beauté : n'étant pas né beau moi-même, je suis obnubilé par elle. Je ne la possède qu'au travers de ma femme et de mes enfants, alors en tant qu'artiste, je me demande ce que cela ferait de vivre dans un monde où vous êtes splendide et où tout le monde vous jalouse. À quoi ressemblerait un tel monde ? À celui de The Neon Demon, vu par les yeux d'Elle Fanning.

Même si vous dites ne pas aimer la masculinité, des films comme Bronson, Le Guerrier silencieux ou Drive fonctionnent un peu de la même manière : vous vous demandez à quoi ressemblerait un monde dans lequel vous seriez superbement viril…
C'est surtout vrai pour Drive, dont c'était le sujet premier. Je scrutais au travers du driver un absolu de puissance virile que je n'atteindrais jamais, pas plus que je n'atteindrai un jour le même degré de brutalité que Le Guerrier silencieux. Bronson, c'est un peu différent. Le film était plus autobiographique, dans le sens où je racontais l'histoire d'un type mégalo persuadé d'avoir une grande destinée à accomplir. Mais oui, en règle générale la frustration peut être un moteur pour inventer et magnifier un personnage.

Les choix de casting pour The Neon Demon reflètent-ils vos idéaux de beauté en matière d'actrices, et plus globalement de femmes ?
La beauté est la chose la plus variée du monde. Fatalement, j'ai eu l'envie de rassembler un large panel, d'Elle à Christina en passant par Bella Heathcote, Jena Malone… J'imagine que oui, les choix correspondent à des idéaux à la fois personnels et partagés par la planète, enfin je l'espère. Difficile de dire quelle serait la fille de mes rêves à Hollywood, il y a tant de candidates. D'autant que mes coups de foudre datent de mes années de jeune spectateur : le plus grand choc, c'est quand j'avais huit ans et que j'ai été transcendé par Claudia Cardinale dans Il était une fois dans l'Ouest. Pour moi, c'est l'incarnation la plus parfaite de la beauté : sa force de caractère, sa maîtrise de soi tout en étant très belle… J'ai toujours été attiré par les filles battantes, puissantes, sans doute parce que j'ai été élevé par une figure maternelle très forte.

Pourtant, elle encaisse aussi beaucoup de violence, comme beaucoup des actrices de westerns des années soixante et soixante-dix...
Oui mais elle, on sait qu'elle va résister aux coyotes qui la traitent comme de la chair fraiche. Les scène de viol des westerns spaghetti ou crépusculaires, où les femmes sont des victimes, ce n'est pas du tout mon truc. Elles me mettent très mal à l'aise. Alors que je trouve très excitant de voir des actrices sexy prendre les manettes, comme dans Faster, Pussycat! Kill! Kill! Et si elles ont à la fois la grâce et les courbes de Claudia Cardinale, c'est encore mieux. Voilà mon idéal : une femme avec des courbes, et qui les assume parce que Dieu les lui a données. Je vais probablement me faire tuer pour avoir dit un truc pareil (rire). Qu'est-ce que vous voulez, je dois être une sorte de féministe un peu à part…

Interview Yal Sadat

The Neon Demon de Nicolas Winding Refn avec Elle Fanning, Jena Malone, Christina Hendricks, Keanu Reeves est présenté en compétition à Cannes et sort en salles le 8 juin prochain.