Les frères Safdie signent une comédie dramatique portée par un magnifique Adam Sandler en diamantaire pris dans une spirale infernale.
Une carte et un territoire. Les frères Safdie (Joshua et Ben) apparus il y a onze ans à la Quinzaine des réalisateurs cannoise avec leur premier long métrage au titre magnifiquement entêtant, The Pleasure of Being Robbed, sont devenus les représentants inespérés d’un cinéma new-yorkais indé qu’on avait cru à jamais perdu au nom de la gentrification rampante de la Big Apple. Le coeur bordélique de Manhattan (The Pleasure..., Lenny and the Kids), les squares sales de l’Upper West Side (Mad Love in New York) ou encore le Queens et ses lumières blafardes (Good Time). Seul peut-être James Gray parvenait encore à (re)donner à voir l’authenticité et la diversité de cette ville-monde redevenue village (Little Odessa, The Yards, Two Lovers...). Joshua et Ben ont toujours cherché à capter l’énergie de l’endroit qu’ils investissent. D’où cette tension permanente qui se dégage de chaque plan où les personnages se débattent dans un espace le plus souvent confiné sans ligne de fuite possible. Leur caméra très mobile cherche à éprouver les moindres recoins de ces micro-territoires créant un sentiment d’extrême claustration. New York est un décor morcelé jamais envisagé à grande échelle.
TRIP INTERGALACTIQUE
Uncut Gems commence pourtant loin de leurs bases, dans la chaleur étouffante d’une mine diamantifère éthiopienne, au point que l’on se demande si on ne s’est pas trompé d’écran (et non de « salle », le film étant diffusé sur Netflix). Mais très vite la caméra va s’approcher d’une pierre précieuse multicolore jusqu’à s’enfoncer dans ses entrailles, plongeant le spectateur dans une sorte de trip intergalactique. Dans un raccord hallucinant et halluciné, nous passons sans transition visible de ces ténèbres à l’intérieur du corps de Howard Ratner (Adam Sandler), via une endoscopie digestive pour détecter un éventuel cancer du côlon. C’est par ce « tunnel » inédit que l’on rejoint enfin New York et plus précisément le Diamond District au coeur de Midtown Manhattan. Howard que l’on a donc découvert couché est désormais debout dans sa petite bijouterie où s’étale sa « came ». Dès lors, nous ne verrons plus cet homme qu’en mouvement. À bout de souffle et de course. S’arrêter, c’est mourir. Howard est submergé par ses combines et les dettes qui vont avec. Pour rester à flot, il faut sans cesse ajouter un étage au millefeuille. La pierre précieuse brute (« uncut gem » en VO) venue d’Éthiopie pourrait bien changer les choses d’autant qu’un célèbre basketteur ferait tout pour l’avoir. Mais Howard semble refuser tout confort (au grand dam de sa femme) et n’envisage les choses que dans leur équilibre instable (ce qui sied à sa maîtresse). Uncut Gems, à l’instar des précédents opus des Safdie, est un film qui va à toute vitesse, peuplé de personnages encombrés d’eux-mêmes et se débattant dans un cadre forcément mouvant. Cet univers-là se limite à un bout de trottoir, une arrière-boutique, un sas, un salon, une cage d’escalier, une boîte de nuit (la séquence du showcase de The Weeknd est d’anthologie)... Pour que ça marche, il faut que tout fasse corps, que l’énergie parvienne à un relatif point d’ancrage sans être tout à fait domptée. C’est fragile, chaotique, agité, électrique. Épuisant aussi. Qu’importe, le spectateur lessivé comptera les points à l’arrivée. Dans un rapprochement un peu osé on dirait que cette vie-là n’est pas si éloignée de celle proposée par d’autres frères, les Dardenne. Chez ces derniers aussi, les êtres se démènent dans un espace réduit et accidenté. On tombe, on se relève, on retombe, on casse, on colmate les brèches. Cette approche, que les paresseux désignent comme documentaire, se construit comme une épopée à échelle humaine basée sur une accumulation de micro-péripéties. La comparaison s’arrête ici.
LOSER MAGNIFIQUE
Là où les Dardenne cherchent à comprendre le monde (et éventuellement sa morale), les Safdie font feu de tout bois et regardent les âmes damnées se débattre jusqu’à épuisement de leurs forces. Ils laissent exsangue un territoire qui se reconstruira autrement. Les codes du thriller étouffent la chronique sociale. Ce pessimisme teinté d’ironie est ce qui place les frères tout près de leurs « pères » du Nouvel Hollywood : Lumet (l’ancrage juif et la fièvre tragique), Schatzberg (la dépendance et la fuite en avant), Scorsese – ici producteur – (l’électricité)... On ne peut finir cet éloge sans mentionner la place des acteurs et au-dessus du lot le génial Adam Sandler, sublime de bout en bout en loser magnifique. Impossible d’imaginer le film sans lui (Jonah Hill était pourtant le premier choix). Quand Howard Ratner inspire, chacun respire pour lui. C’est tout bonnement génial.
Uncut Gems, sur Netflix à partir du 31 janvier 2020.
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