Le deuxième volet de la trilogie du cinéaste apporte au festival le scandale qui lui manquait pour faire définitivement de ce Cannes 2019 une édition d’exception
Ce Cannes 2019 est décidément une édition hallucinante. Une sélection dingue, une course à la Palme d’Or plus incertaine que jamais. Mais il lui manquait le film qui allait bousculer et faire voler en éclat ce consensus enthousiaste. Celui qui allait déclencher la passion absolue des uns et le rejet violent des autres. Et puis Abdel Kechiche est arrivé ! Avec le deuxième volet de son Mektoub my love, sélectionné sur le tard et qu’on savait en work in progress puisque sa durée de 4 heures annoncée au début du festival avait été réduite à 3h30 dans le programme quotidien officiel.
Il régnait hier soir une ambiance électrique lors de sa projection à 22h. Semblable en apparence à celle qui avait précédé la projection du Once upon a time… in Hollywood de Tarantino et pourtant… strictement l’inverse. Là où le Tarantino était attendu avec une bienveillance enthousiaste, la sélection cannoise du Kechiche semblait par avance donner l’impression d’un immense terrain vague où allaient s’affronter à mains nues les pro et les anti- Kechiche. Ceux qui n’ont jamais compris comment Mektoub my Love- Canto uno n’avait pas été retenu en sélection sur la Croisette en 2017 et ceux qui, depuis La Vie d’Adèle crient à l’imposture, au sexisme dégradant, bref à une posture de provocateur fière de son male gaze en pleine période Me Too.
Et le geste de Kechiche ressemble en effet ici à celui suicidaire, d’un kamikaze. Dans un festival où la lecture critique des films se fait aussi par la manière dont ils regardent et donnent à voir les personnages féminins, Mektoub my love : Intermezzo peut passer pour le bras d’honneur d’un cinéaste à tout ce qu’on lui reproche. Façon poing levé de Pialat après sa Palme pour Sous le soleil de Satan mais en film ! « Si vous ne m’aimez pas, je vous rassure, je peux vous dire que je ne vous aime pas non plus ».
Mektoub My Love - Intermezzo choque la CroisettePourtant, on est au départ heureux de retrouver sur cette plage de Sète, en 1994, à la fin de l’été cette troupe qui nous avait tellement emballés dans le premier volet : Amin, Ophélie, Tony, Céline, Kamel… et une petite nouvelle Marie (incarnée par Marie Bernard, saisissante de naturel, comme tous ses camarades de jeu, une fois encore fascinants), Parisienne de 18 ans que les beaux gosses tchatcheurs de la bande viennent aborder sur la plage pour passer la soirée et la nuit ensemble. Et plus si affinités. Les 45 premières minutes d’Intermezzo se situent dans la droite lignée de Canto Uno. Des corps qui exultent, des cœurs qui s’emballent, des langues de vipère qui s’en donnent à cœur joie. Kechiche n’a pas d’équivalent dans ce registre là au cœur du cinéma français
Et puis tout ces cœurs et ces corps - filmés avec le même désir, sensuellement envoûtant pour les uns, insoutenablement machiste pour les autres – iront exulter dans une boîte de nuit dont on ne ressortira que 2h45 plus tard avec en plein milieu un passage par les toilettes du lieu pour une scène de sexe non simulée. Un cunnilingus de 13 minutes qui a mis soudain le feu à la Croisette. Avec Intermezzo, Kechiche va au bout de cette notion d’épuisement qui habite son cinéma depuis toujours. De quoi faire passer le Climax de Gaspar Noe pour une bluette inoffensive. Mais dans la version qu’on a découverte hier, le cinéaste touche ses limites. Le film dure 3h30. Mais il pourrait s’étaler sur 4, 5 ou 6 heures. On se trouve face à une oeuvre d’évidence loin d’être terminée (et pas uniquement car elle ne contient aucun générique) qui, sans doute, n’aurait pas dû être montrée dans l’état quand on sait combien le naturel qui émane des films de Kechiche naît d’une mécanique de précision absolue
Alors oui, ce film sensoriel, ce film de transe tour à tour fascine, agace, ennuie, insupporte. Une fois, deux fois, dix fois, il donne envie de détourner le regard tant il nous place dans une position de voyeur malaisante. Et on se sent de trop face à la scène de sexe précitée qui nous sort du film : car, soudain, on ne voit plus Ophélie le personnage mais Ophélie Bau, la comédienne (par ailleurs, incroyable dans le film mais absente du photo-call le lendemain de la projection) dont on se demande comment elle a pu vivre cet instant sur le plateau.
Bref, on vit Mektoub my love- Intermezzo en mode courant alternatif. On y retrouve la mise en scène décidément éblouissante de son réalisateur. Ce qu’il fait dans ces scènes de boîte de nuit est une leçon de chaque plan. Mais à la sortie du film, tout cela apparaît comme balayé. Les micros se tendent aux spectateurs. Et deux clans s’opposent comme si aucun des deux n’avait vu le même film. Minoritaires, les pro Intermezzo crient au chef d’œuvre absolu, au geste magistral d’un des plus grands cinéastes de notre époque faisant fi de toutes les contraintes morales pour se mettre à la hauteur de ces jeunes hommes et ces jeunes femmes sans trahir leur désir d’exposer leurs corps et de regarder avec appétit ceux des autres. Face à eux, les anti-Kechiche semblent avoir déjà construit le bûcher pour l’y brûler. Ils ont déjà fait le décompte des plans sur les culs rebondis, ils ont minuté à la seconde près la scène de cunnilingus, ils dénoncent la manière dont par son regard il rabaisserait les femmes à de la barbaque posée sur l’étal d’un boucher. Aucun consensus possible entre ces deux clans. On croirait revivre presque mot pour mot la sortie de projection de La Grande bouffe en 1973 où, déjà, certains se demandaient comment Cannes avait osé sélectionner un tel film ! L’histoire est décidément un éternel recommencement, particulièrement dès qu'il est question d'exposition des corps
Difficile dès lors aujourd’hui de se faire un avis définitif sur un film tellement en work in progress et qui ne sortira pas en l’état dans les salles. Il sera largement le temps d’en reparler à ce moment-là.
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