Roger Deakins commente sa filmo
Succèdant à <strong>Philippe Rousselot</strong> et à Vilmos Szigmond, Roger Deakins a reçu à Cannes le prix Angenieux, créé en 2013, qui récompense un directeur de la photo prestigieux. Hommagé pour l'ensemble de sa carrière, marquée par une collaboration régulière avec les frères Coen et des rencontres variées (<strong>Martin Scorsese</strong>, M. <strong>Night Shyamalan</strong>, et dernière en date, <strong>Denis Villeneuve</strong> pour qui il a éclairé le magistral Sicario), il commente pour nous une partie de sa filmo. <strong>Propos recueillis par Gérard Delorme</strong><strong>>>> Sicario est un chef d'oeuvre</strong>
Shawshank Redemption (Les Evadés, Frank Darabont) 1995
Nous étions installés à Mansfield, Ohio, et on ne pouvait pas retourner en studio, alors nous avons utilisé un vaste espace industriel pour construire un plateau représentant le centre de la prison avec ses longs corridors. Mais tout le reste a été tourné dans la vraie prison, qui avait été désaffectée deux ans plus tôt, mais restait toujours à peu près intacte. Aujourd'hui, elle doit être presque intégralement démolie.
Le village (M. Night Shyamalan) 2004
Ca, c'était autre chose ! J'adore M. Night, on s'est très bien entendus, mais il travaille de façon singulière. Les Coen storyboardent leurs films, mais une fois sur le pateau, ils sont prêts à s'adapter. On peut suggérer de faire un gros plan après un grand angle, même si ce n?est pas prévu. M Night ne change rien ! J'ai passé 3 ou 4 semaines avec lui à storyboarder l'intégralité du film, et une fois sur le plateau, on tourne exactement ce qui est prévu. Ca peut être un peu frustrant pour les acteurs, parce qu'ils se sentent prisonniers du cadre. Mais c'est sa façon de tavailler, très formaliste, et c'est tout-à-fait valide.C'est l'un des aspects intéressants de mon travail, cette variété qui permet d'aller d'une approche à une autre. Avec <strong>Alex Cox</strong> ou <strong>Sam Mendes</strong>, on improvise avec les acteurs en cours de route. Et l'expérience du documentaire m'a toujours servi.
Another Time Another Place (Coeurs captifs, Michael Radford) 1983
J'ai eu beaucoup de chance de rencontrer le réalisateur Michael Radford. C'est parce qu'il connaissait mon travail dans le documentaire qu'il a fait appel à moi pour ce film, mon premier long métrage dramatique depuis l'école. Ce fut une très bonne expérience. Le film a été montré à Cannes en 1983, et il a été bien reçu. Le producteur a demandé à Mike ce qu'il voulait faire ensuite, et il a répondu du tac au tac qu'il aimerait bien adapter le roman d'Orwell <em>1984</em>. Et le producteur a dit OK, et j'ai fait partie du projet, avant de travailler de nouveau avec Michael sur <em>White Mischief</em>. Ces années-là ont été très formatrices.
Wall-E (Andrew Stanton) 2008
Pixar m'avait demandé de donner un cours sur l'éclairage et <strong>Andrew Stanton</strong> m'a invite à parler à l'équipe de Wall-E parce qu'ils cherchaient un effet proche de la prise de vues réelle. Ma contribution n'a pas été très longue, mais nous avons parlé en général de l'aspect du film, des mouvements de caméra. J'ai beaucoup travaillé sur la séquence d'ouverture où Wall-E est dans une sorte de terre morte remplie de piles de déchets. J'ai apporté beaucoup de références pour les couleurs, et c'était ma principale contribution. Comme j'étais engagé sur un autre film en prises de vues réelles, je ne suis pas resté beaucoup plus longtemps, mais par la suite j'ai contribué à d'autres films d'animation comme Rango. Gore Verbinski, adorable, avait tout storyboardé avant de commencer l'animation. J'ai surtout contribué aux effets d'éclairage et apporté beaucoup de références. Au long du tournage, j'étais en contact par internet avec ILM qui m'envoyait leurs images, que je pouvais corriger sur photoshop ou annoter, avant de leur renvoyer. Le matin je travaillais avec les Coen sur True Grit, et l'après-midi, je corrigeais les images de Rango.
L'assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford (Andrew Dominik) 2007
J'ai eu beaucoup de chance d'avoir eu l'occasion de faire trois westerns. J'adore les westerns ! J'adore <strong>Sam Peckinpah</strong> ! Et j'ai trouvé dans L'assassinat de Jesse James un peu de ce qu'il y a dans La Horde sauvage, le contexte d'un monde en mutation avec des personnages qui n'arrivent pas à s'adapter. Il y avait des éléments de ce romantisme et de cette violence, mais le film d'<strong>Andrew Dominik</strong> est davantage un poème tonal.Bref, j'étais extatique lorsqu'il a fait appel à moi. Il est très précis, et réfléchit à l'aspect visuel dans ses moindres détails. C'est presque une obsession, son besoin de trouver le bon décor, les bonnes images de référence pour la scène. Nous avons passé beaucoup de temps à trouver la bonne apparence pour les vignettes, cette imagerie atténuée. La compagnie qui me loue du matériel depuis des années a fabriqué spécialement à ma demande une optique en démontant un objectif pour en remonter une partie sur un autre grand angle. C'est un des films dont je suis le plus satisfait, en terme de résultat visuel.
Hail Caesar (Joel et Ethan Coen) 2016
C'est amusant parce que nous l'avons tourné en pellicule. L'action a lieu à Hollywood en 1952. Nous avions des très grands plateaux en studio pour recréer l'ambiance d'un film de cette époque. Comme je voulais une grande profondeur de champ, je devais diaphragmer et j'avais donc besoin d'énormément de lumière. Si j'avais tourné en numérique il m'aurait suffi de monter la sensibilité ISO sur la caméra.Je n'avais pas tourné en pellicule depuis au moins 5 ans et j'ai été surpris. Par ailleurs, l'infrastructure n'existe plus et l'assistance du labo et de Kodak n'est plus ce qu'elle était. C'était un peu comme de remonter le temps.
Barton Fink (Joel et Ethan Coen) 1991
A la suite d'une expérience malheureuse, je m'apprêtais à vendre mon appartement de Londres pour revenir dans le Devon, pensant que ma carrière ne décollerait jamais et que je ne ferais plus que des petits films. C'est alors que mon agent m'a recommandé de lire un script très étrange, même si elle pensait qu'il ne me plairait probablement pas. J'ai fini par comprendre que c'était un projet des frères Coen. Je les ai rencontrés à Notting Hill à Londres, et leur offre était impossible à refuser. Il n'est pas exagéré de dire que de travailler avec eux a restauré ma foi dans le cinéma. J'ai eu du mal au début parce qu'ils m'intimidaient, probablement parce qu'ils sont deux. Mais franchement, après Le grand saut, qui était un gros film, on en est arrivés à un point de confiance où on n'avait quasiment plus besoin de se parler. Avec eux, la majeure partie de l'ambiance visuelle est dans le script. En tout cas, je le comprends à la lecture. On est synchro sur ce point. Nous partageons la même sensibilté, le même sens de l'humour. Je passe toujours beaucoup de temps en préparation avec eux, et c'était particulièrement nécessaire sur Barton Fink. Mais c'était vrai aussi sur No country for old men, nous sommes partis chercher des décors très tôt en Utah et au Nouveau Mexique. Cet effort en préproduction nous laisse le temps de savoir où nous voulons aller.Ils storyboardent tous leurs films. Et généralement, nous étudions l'intégralité du storyboard avant de commencer le tournage. C'est un procédé très tranquille et très pratique, parce qu'une fois sur le plateau, ils ont une maîtrise incomparable.
Kundun (Martin Scorsese) 1998
Marty a fait appel à moi sur ce film à cause de mon expérience de documentariste. Il a une façon intéressante de travailler. Nous avons passé beaucoup de temps à choisir les lieux de tournage. Mais ce que j'ai retenu, c'est sa façon de parler la veille au soir du travail du lendemain. Pour donner des idées des plans qu'il recherchait, il faisait des schémas sur son script, comme une vue d'oiseau de ce qu'il voulait que la caméra fasse. Mais pour autant que je sache, il n'avait rien storyboardé. Il travaillait à partir de ces notes. Le tournage a été dur, mais inoubliable. A cause de sa personnalité, bien sûr, mais aussi à cause du sujet, et des gens. Je n'ai fait qu'un film avec lui, mais je suis ravi que ç'ait été celui-là, parce que ce fut une expérience merveilleuse.
Stormy Monday (Un lundi troublé, Mike Figgis) 1988
Mike Figgis est avant tout un peintre et un musicien, et ses films sont assez formels, y compris dans leur écriture. Beaucoup plus en tout cas que <em>Sid and Nancy</em>. Nous sommes allés à Newcastle et avons tourné dans la partie appelée "the Side" qui part du pont sur le Tyne. Nous avons redécoré les boutiques et les immeubles et j'ai éclairé la rue pour pouvoir tourner la nuit. Un très bon souvenir.
Sid et Nancy (Alex Cox) 1986
Lorsque nous avons commencé, j'imaginais quelque chose d'un peu rigoureux, mais je me suis rendu compte au bout de quelques jours que ça ne fonctionnait pas, alors j'ai largué le tripode et la dolly, et j'ai tout tourné caméra à l'épaule. Il y avait un script, mais les choses changeaient sur le plateau en fonction du feeling, et je me suis servi de mon exprience du documentaire pour rendre les choses plus intéressantes et plus faciles. C'était une des premières fois que <strong>Gary Oldman</strong> tournait pour le cinéma, et il restait dans le personnage 24 heures sur 24. Il fallait être très vigilant et prêt à saisir la caméra à tout instant dès que lui ou Alex avaient une idée. Un matin, nous étions en route vers le plateau quand <strong>Alex Cox</strong> et la scénariste Abby Wool ont imaginé Sid et Nancy s'embrassant dans une allée tandis que des ordures leur tombaient dessus. Pour donner à cette image une qualité lyrique ou poétique, j'ai suggéré d'utiliser un effet de ralenti. Il était 8 heures du matin, il a fallu louer une caméra à haute vitesse, mais elle n'arrêtait pas de tomber en panne, parce qu'on l'avait louée à une compagnie peu fiable, par souci d'économie. On a fini par avoir une prise de la bonne durée, et c'est celle qui est restée. Je ne regrette qu'une chose, c'est la première version du film, beaucoup plus sombre, avec des scènes de défonce à l'hôtel Chelsea. Les producteurs Eric Fellner et Tim Bevan ont décidé de l'alléger un peu. Mais même dans sa version raccourcie, le film conserve du punch et de la poésie.
Skyfall (Sam Mendes) 2012
J'avais tourné deux films avec Sam, et je lui ai fait part de mes réserves sur celui-là : je n'ai pas l'habitude de tourner des films d'action, préférant les drames plus intimes. Il m'a dit de ne pas m'inquiéter, nous n'allions pas le faire comme un film de Bond habituel, avec de multiples caméra et de multiples équipes, mais plutôt comme Jarhead ou Les noces rebelles, la plupart du temps avec une seule caméra. Et c'est comme ça que nous avons tourné. Le film s'y prêtait parce qu'il repose plus sur les personnages que sur le récit. C'était un défi compte tenu de l'ampleur des scènes, de l'éclairage et de l'apparence stylisée qu'il fallait rendre. Mais c'était amusant.Sam voulait tourner en pellicule à l'origine. Mais à cause des nombreuses séquences de nuit, je lui ai suggéré le numérique. Je lui ai montré beucoup de tests, essentiellement des gros plans. Et l'avantage du numérique en basse lumière, c'est qu'on voit plus de détail dans le regard d'un acteur qu'avec de la pellicule. Il a été convaincu. Non seulement ça a facilité les choses, mais c'était plus sûr aussi de savoir exactement ce qu'on avait avant d'appeler le labo le matin. Je sais qu'avec le nouveau Bond, ils sont revenus à la pellicule.
Jarhead (Sam Mendes) 2006
Je ne crois pas que Sam Mendes ait fait appel à moi spécifiquement à cause de mon expérience du documentaire. C'est seulement après en avoir parlé que nous avons décidé de le tourner à la caméra portée. Je crois que Sam m'a contacté parce que j'avais très bien connu Conrad Hall. J'ai toujours été un adepte. Quand j'étais encore étudiant et que je retournais passer mes vacances à Torquay, je regardais les films qu'il avait éclairés, plus pour étudier son travail que pour le sujet ou le réalisateur. J'ai été très ému lorsque je l'ai rencontré pour la première fois à LA, au club de l'American Society of Cinematographers. Je suis allé lui serrer la main en lui disant que j'admirais son travail. Et il m'a dit : <em>"Roger Deakins, Barton Fink, Wow!"</em> C'était un moment merveilleux. Je ne l'oublierai jamais. Par la suite, nous sommes devenus amis et avons pris l'habitude de dîner ensemble. Ce qui m'impressionnait le plus dans son travail, c'est sa capacité à changer d'un film à l'autre. Pas techniquemnt, il devait utiliser les mêmes lumières, mais stylistiquement. Si vous comparez <em>Fat City</em> à <em>Electra Glide In Blue</em> ou <em>Willie Boy</em>, c'est magnifique et varié.
Africa (Angelina Jolie)
Invincible a été une bonne expérience, et quand Angelina a annoncé qu'elle voulait faire ce film sur Richard Leakey, j'ai sauté sur l'occasion. Pas seulement parce que j'avais déjà travaillé avec elle, mais parce que j'avais envie de retourner en Afrique, où j'étais allé souvent. Notamment pour <em>Mountains of the moon</em> au Kenya. Non seulement j'admirais Bob Rafelson comme réalisateur, mais humainement, il était adorable. Hélas, <em>Africa</em> n'aura pas lieu. C'est une grosse déception.
Prisoners (Denis Villeneuve) 2013
On s'est bien entendus immédiatement avec <strong>Denis Villeneuve</strong>. La vie est pleine de coïncidences. On m'avait invité à un cocktail à l'époque des prix pour les films étrangers. Et par un pur hasard, on m'a demandé de présenter Denis. Donc, avant de le rencontrer, j'ai regardé <em>Incendies</em> et ses autres films en deux jours et je me suis rendu compte à quel point il était bon. Quand j'ai entendu qu'il avait un projet de film aux Etats-Unis, j'ai demandé à mon agent de prendre contact à tout hasard. Par chance, il n'avait pas encore de DP et je suis arrivé sur le film.
Sicario (Denis Villeneuve) 2015
J'espère qu'il évoque davantage <strong>Jean-Pierre Melville</strong> que les Coen de <em>No Country</em>. J'ai beaucoup recherché ce genre d'atmosphère sur les scènes de nuit quand Benicio retourne au Mexique. J'ai pensé à Melville en faisant ça.
Mise à jour du 8 mars 2018 : après 13 nominations, la 14e fut la bonne ! L'immense chef-opérateur Roger Deakins a enfin été récompensée de l'Oscar de la meilleure photographie pour son travail sur Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve. Pour l'occasion, nous vous reproposons sa filmo commentée.
Succèdant à Philippe Rousselot et à Vilmos Szigmond, Roger Deakins a reçu à Cannes le prix Angenieux, créé en 2013, qui récompense un directeur de la photo prestigieux. Hommagé pour l'ensemble de sa carrière, marquée par une collaboration régulière avec les frères Coen et des rencontres variées (Martin Scorsese, M. Night Shyamalan, et dernière en date, Denis Villeneuve pour qui il a éclairé le magistral Sicario), il commente pour nous une partie de sa filmo.
Propos recueillis par Gérard Delorme
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