Ne leur parlez pas de 68 ou de Macron. Les anciens enfants terribles de Mai (qui viennent de signer un doc sur la France de 2018, la Traversée) pourraient bien s’énerver.
Dans La Traversée Daniel Cohn Bendit et Romain Goupil embarquent pour une croisière à travers la France. Dans ce documentaire lo fi ils partent à la rencontre des habitants, des gens qui bossent, qui galèrent et qui triment pour en rapporter un instantané social. On se souviendra surtout de trois moments phares : la rencontre avec Macron, celle avec Robert Ménard ou les deux voyageurs tentent de comprendre son grand écart idéologique et un dîner avec des électeurs d'extrême droite. Tout cela ne suffit pas à en faire un grand doc, mais un film intrigant et (d)étonnant, constamment.
On a voulu en savoir plus et on a rencontré les deux auteurs à Cannes
Dany, j’ai lu que pour vous, l’apparition de Macron était "une œuvre d’art". Vous êtes sérieux ?
Dany Cohn Bendit : Pffff… Ça commence. Je sais pas ce que j’ai dit dans ma vie. C’est possible, c’est impossible, je ne sais pas.
Romain Goupil : T’as dit un truc pareil ?
Dany Cohn Bendit : Mais j’en sais rien, Romain, j’en sais rien.
Et comment je fais mon interview, moi ?
Dany Cohn Bendit : J’en sais rien. Débrouille toi.
Romain Goupil : Tu peux partir du fait que moi j’ai jamais dit ça. Au moins j’en suis sûr.
Dany Cohn Bendit : Et que moi je m’en souviens pas. Une œuvre d’art… Sa campagne était un chef-d’œuvre ça oui. D’ailleurs…
Ah mais non, moi je parle du film, La Traversée ! De son apparition dans votre film !!
Dany Cohn Bendit : Aaaahhhhh !!! L’apparition de Macron dans le film ? OK ! Alors oui, je te confirme son apparition est une œuvre d’art. Un chef-d’œuvre dans un film documentaire. Mais le film ne se résume pas à ces 6 minutes 35 secondes de Macron.
On le réduit quand même beaucoup à ça…
Dany Cohn Bendit : Mais qui ?
Les critiques...
Dany Cohn Bendit : Et ben voilà ! C’est bien ça le problème. Tu l’as vu toi, le documentaire ?
Oui, et je crois que c’est le seul moment de cinéma...
Dany Cohn Bendit : T’exagères ! C’est pas le seul moment où il se passe quelque chose. Merde, il se passe un truc quand on dîne avec le Front National, non ? Il se passe un truc avec Ménard, non ? Tu vois ces visages, tu entends ces gens qu’on n’entend jamais. C’est la France profonde que t’as devant toi. T’es au café du commerce. Et il se passe un truc. Je suis désolé, mais moi je trouve que c’est du cinoche.
Romain Goupil : Et si tu parles de cinoche, il y a la scène de l’usine au début, où l’ouvrier nous fait remarquer le silence. Quand il se retourne et qu’il explique ce qu’était l’usine, les gens qu’il y avait, le bordel que c’était… pardon mais moi j’entends les machines, je vois les mecs qui bossent. D’un seul coup, le bâtiment se remplit, on peut presque voir ces fantômes. Je trouve ça très beau.
C’était quoi l’objectif au départ ?
Dany Cohn Bendit : Faire la photo d’une France que tu ne vois jamais.
Romain Goupil : Quand je pars je suis vraiment convaincu qu’il y a un truc de pourri. J’ai un peu la boule au ventre. « Putain, ça va être quoi ce pays ? » C’est comme ça qu’on a embarqué. Moi persuadé que la France est moisie et Dany qui veut se rendre compte par lui-même. Le dîner FN est un bon exemple de la méthode. Ils sortent tous les clichés du front national et Dany, au lieu de faire la leçon et de tenir un discours progressiste, il écoute. Il intervient, mais pas pour dispenser les bons et les mauvais points.
Dany Cohn Bendit : On voulait voir la France qui bosse. Les pêcheurs, les paysans, les types dans les hôpitaux. Pas de repérages, pas de plans (à part google map). Et le résultat, c’est une mosaïque. 15 000 bornes pour regarder, écouter. Tout le monde. Sans distinction.
Sauf avec Macron. Qui n’est pas un très bon acteur.
Dany Cohn Bendit : Oh tu m’emmerdes avec Macron ! En plus, il a rien joué. Quand on lui a expliqué la scène qu’on voulait faire, dans son bureau à l’Elysée, on s’est engueulé devant lui. Parce qu’on n’était pas d’accord. Et quand il s’est assis dans le café, pour le film, il a halluciné parce qu’on recommençait à s’engueuler. Rien n’était écrit. Il est resté une heure dans le café. On a fait notre prise et il est reparti faire ses rencontres avec Merkel et signer le livre d’or de la ville.
Je n’arrive pas à croire que ce n’était pas scénarisé.
Dany Cohn Bendit : Et pourtant : je te jure. Il s’assoit, nous regarde et je pense qu’il ne croit pas ce qu’il voit. L’histoire de cette scène est folle depuis le début. Quand il nous a dit oui, il glisse à sa secrétaire qu’elle doit nous ajouter à sa journée à Francfort. Il doit tout faire : rencontrer Merkel, débattre à l’université, signer le livre d’or de la ville. Et il rajoute : « j’atterris et je donne une heure à Dany et Romain ». C’est un ordre. L’Elysée nous appelle et nous dit « Vous voulez faire quoi ? » « Une interview. » « Donnez-nous la liste des questions. » « Demandez-là au président ! » On ne donne pas de liste, faut pas pousser. C’est pas comme ça qu’on fonctionne avec Emmanuel. Après la police nous dit « on veut le nom de tous les gars qui seront dans le café. » Evidemment on leur dit que ce n’est pas possible et les mecs veulent annuler l’interview. On leur dit : « ok dites-le à Macron. » Et naturellement ils ont été obligés d’accepter. Ils ont déminé tout le quartier, ils ont fouillé tous les clients du café. Nous on a juste donné à Emmanuel deux indications quand il est arrivé : pas de bruits et pas de regards caméras. C’est tout. Et la scène est un rêve. Il fait 3 selfies, il fait notre scène, embrasse tout le monde et repart au travail.
La Traversée, c’était votre manière de commémorer Mai 68 ?
Romain Goupil : Ben ouais… Parler de la France actuelle, je trouve que c’est une belle manière de faire vivre l’héritage de Mai, plutôt que de faire les anciens combattants.
Dany Cohn Bendit : On dirait des perroquets, les mecs. Mai 68, mai 68, mai 68..., j’ai fait un livre qui s’appelait Forget 68. J’ai rien à rajouter.
Anniversaire oblige, on pose une question sur Mai 68 régulièrement dans nos interviews. Récemment Nicloux nous disait "dépassé.
Dany Cohn Bendit : Mais c’est pas dépassé ! Ni périmé ! C’est un autre monde. On a changé le monde. Donc on ne peut pas comparer, c’est tout. Et puis de toute façon, j’en ai marre qu’on me dise que je suis vieux.
Mais j’ai rien dit.
Dany Cohn Bendit : Ben si, tu me parles de mai 68.
Sinon, vous avez vu le Godard ?
Dany Cohn Bendit : Non, mais on ira le voir. Il est fort, Godard. Il a réussi à amener le critique de Libé à faire un texte sur son film où j’ai rien compris ! J’espère que ta critique de notre film sera lisible au moins !
Recueilli par Gaël Golhen
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