Il existe une phrase déjà célèbre de Woody Allen à votre sujet : « Vous l’engagez, et vous vous écartez de son chemin. »Je ne suis pas sûre qu’il s’agisse d’un compliment ? (Rire.) Woody aime à penser qu’il n’est pas du tout interventionniste sur le plateau. C’est la légende qu’il entretient en tout cas. Qu’il ne parle à personne, ne vous assomme pas d’indications… Mais, en réalité, j’ai découvert un cinéaste très ouvert et tout à fait disponible. Dès que je me posais une question – et j’en ai eu beaucoup –, il était toujours d’une grande générosité. Il est très impliqué, au fond.
Vous cassez son mythe, là...Il veut surtout que ce soit moi qu’on blâme si les gens n’aiment pas le film !
C’est l’inverse qui est en train de se produire. Vous n’en avez pas assez, d’ailleurs, de toutes ces louanges que récolte votre performance dans Blue Jasmine ?J’ai passé l’été sur les planches à Sydney, avec Isabelle Huppert, donc assez loin de tout ça. Si vous commencez à lire tout ce qui est écrit sur votre travail, en bien ou en mal, ça peut vite vous ronger le cerveau. En général, je demande autour de moi si la tendance est plutôt bonne ou mauvaise, et ça s’arrête là. J’entends que Blue Jasmine marche bien aux États-Unis et que les gens ont l’air d’aimer le film, donc je suis ravie.
Vous avez souvent dit que vous acceptiez uniquement les rôles qui vous faisaient peur. Qu’est-ce qui vous a effrayé dans le scénario de Blue Jasmine ?D’habitude, vous répétez en amont avec le réalisateur, ce qui permet de discuter du rôle, d’affiner votre interprétation avant le tournage. Woody ne fait pas ça, mais attend quand même que vous soyez fin prête le moment venu. Le plus étrange, c’est que les autres comédiens, à part Sally Hawkins, n’avaient pas le scénario, juste les pages qui les concernaient. Nous étions les seules à connaître l’histoire dans son ensemble. Comme vous le savez certainement, Woody fait également très peu de prises et il ne retourne jamais de scènes. Vous avez intérêt à tout donner le jour J car il n’y aura pas de seconde chance. Ce qui est effrayant, du coup, c’est de trouver la bonne tonalité, d’autant que ses films peuvent être tragiques et absurdes à la fois. C’était le défi principal pour moi, de savoir où placer le curseur.
En plus, vous avez tourné les flash-back new-yorkais après les scènes se déroulant à San Francisco, ce qui ne paraît pas vraiment logique...Je me suis effectivement dit, à un moment, que j’aurais préféré commencer par la partie new-yorkaise. Mais on s’y habitue en fait. Je n’ai jamais tourné de film dans l’ordre chronologique et, généralement, votre première scène est rarement celle que vous espériez. Avec le recul, étrangement, j’ai l’impression que jouer les flash-back à la fin leur a insufflé une énergie particulière.
C’est sans doute ce que recherchait Allen...Il essaie en permanence de faire croire le contraire mais il est extrêmement malin. Je revois encore des gens lui demander : « Après Paris et Rome, vous avez maintenant décidé de filmer votre déclaration d’amour à San Francisco ? » Et Woody de répondre : « Ces personnages auraient pu vivre n’importe où. Pas moi. » (Rire.)
Tous les acteurs rêvent de travailler avec lui. L’expérience a-t-elle été à la hauteur de vos attentes ?J’ai été très surprise lorsqu’il m’a appelée – je pensais honnêtement que ça ne m’arriverait plus. Pour commencer, le script était tout à fait exceptionnel. J’ai ensuite regardé un documentaire qui lui avait été consacré et parlé plusieurs personnes qui avaient déjà bossé avec lui. J’imaginais que tout irait extrêmement vite, que le dialogue entre nous serait minimal... Mais j’ai été agréablement surprise car j’ai découvert un metteur en scène drôle, sans prétention, affable et à l’écoute. Il est également très pragmatique. Lorsqu’une scène fonctionne, il passe tout de suite à autre chose. Mais quand ça ne marche pas, il se prend la tête entre les mains et lâche : « C’est vraiment mauvais. » Au moins avec lui, vous savez toujours à quoi vous en tenir.
En même temps, c’est un éternel insatisfait. Il n’est jamais fier de ses films.Ça a dû nous rapprocher car je ne suis jamais contente de moi non plus.
Jusqu’où allez-vous en termes de préparation et de documentation pour un rôle comme celui-ci ?Il y avait du boulot, à tous les niveaux... Dans sa façon de parler, de bouger, de se comporter, Jasmine est une œuvre de fiction dont elle serait le propre auteur, jusqu’à ce prénom qui n’était pas le sien à la base. C’était comme éplucher un oignon : je devais en ôter toutes les couches pour appréhender le personnage et arriver à l’épilogue où le masque qu’elle s’est créé finit par tomber. Je tenais aussi les comptes de sa dépression en marge de mon script. Je notais ce qu’elle avait pris comme médicaments ou le nombre de verres qu’elle avait bus selon les scènes. Je voulais que les nombreux moments où elle craque dans le film ne se ressemblent jamais, et ces repères m’y aidaient.
Vous avez vraiment annoté votre scénario en indiquant à chaque page la quantité de Xanax et de vodka Martini qu’elle avait consommée ?Oui ! J’ai mené quelques recherches personnelles dans le domaine de la vodka Martini, mais pas dans celui du Xanax. C’est fou ce qu’on trouve sur YouTube ! Vous n’avez pas idée du nombre de vidéos dans lesquelles les gens dissertent sur les effets de ce médicament. Un vrai cadeau du ciel.
Je vous imagine devant votre ordi en train de chercher « Xanax videos » sur Google...Étant intensément secrète, je ne poste rien sur Internet. J’ai été assez choquée de découvrir ces milliers de vidéos de personnes qui, comme Jasmine, sont occupées à jouer un rôle plutôt qu’à être elles-mêmes. Absolument fascinant.
Vous devez être parée pour affronter une dépression nerveuse maintenant, non ?Le plus terrifiant dans la dépression, c’est que vous perdez toute objectivité. Vous ne vous rendez pas compte de ce qui vous arrive, c’est le monde qui vous entoure qui vous paraît fou, pas vous. Je ne vois pas comment on peut s’y préparer... À part en évitant que ça se produise.
La caméra de Woody Allen est très proche de vous dans les moments les plus durs du film, vous obligeant à jouer avec chaque muscle, pratiquement chaque pore de votre visage...Avec l’expérience, vous savez pertinemment ce qu’un gros plan implique pour votre jeu, ce qu’il faut faire ou ne pas faire en fonction de la proximité de la caméra. Lorsque vous êtes victime d’une crise d’angoisse par exemple, la température de votre corps augmente considérablement. Pour certaines scènes, j’ai donc demandé aux maquilleurs de simuler de la sueur sur mon visage. Comme ça, la transpiration indiquait au spectateur que le personnage traversait une crise, ce qui m’évitait de surjouer la situation, particulièrement dans les plans serrés.
Ce genre de requête doit être assez rare de la part d’une actrice...Le rôle l’exigeait. Quand vous vous désintégrez mentalement, ce n’est jamais beau à voir. Je crois d’ailleurs que j’ai ruiné ma carrière en choisissant de me montrer les cheveux mouillés et sans maquillage dans la scène finale. Je voulais que Jasmine apparaisse la plus dépouillée possible, mais lorsque j’ai vu le film, j’ai déchanté. Je crois qu’on ne m’y reprendra pas...
Entre le théâtre et vos trois enfants, vous avez eu moins de temps à accorder au cinéma ces dernières années...Je n’avais pas tourné depuis presque quatre ans, en effet. Les gens me disaient souvent : « Ça doit quand même être un énorme sacrifice pour vous. » Lorsqu’on nous a confié la direction artistique de la Sydney Theatre Company avec mon mari (Andrew Upton), j’étais enceinte de mon troisième enfant et je venais d’enchaîner plusieurs films. J’étais lessivée, je ne supportais plus le son de ma voix. Revenir en Australie pour produire le travail des autres a été un soulagement. Ça m’a aussi permis de me reconnecter avec le public. Je me suis sentie revigorée, ce n’était nullement un sacrifice.
Cela a-t-il eu une influence sur le choix de vos projets au cinéma.Avant d’être mère, ma première question était toujours la même lorsqu’on me proposait un film : qui est le réalisateur ? Ça n’a pas changé, mais il y en a maintenant deux autres : pendant combien de temps a-t-on besoin de moi ? Est-ce que ça tombe pendant les vacances scolaires ?
On vous reverra en février dans Monuments Men, de George Clooney, que vous retrouvez après The Good German. Vous avez décidé de ne faire que des films sur la Seconde Guerre mondiale ensemble ?La vérité, c’est que je ferais n’importe quoi avec George. Je pensais connaître assez bien cette période, mais j’ignorais tout de ce groupe d’historiens mandatés par Roosevelt pour retrouver les œuvres d’art volées par les nazis.
Avez-vous des scènes avec Jean Dujardin ?Non. Je donne malheureusement la réplique à l’insipide et inintéressant Matt Damon. (Rire.) Ça n’a pas été facile tous les jours.
Vous continuez à apprendre à ce stade de votre carrière ?Sans cesse. En plus de la production, je joue deux pièces par an avec la Sydney Theatre Company. Renouer avec la scène m’a donné une audace nouvelle que je vais essayer d’exprimer dans mes prochains rôles au cinéma. J’ai énormément appris ces quatre dernières années. Je l’espère en tout cas. Sinon, je suis vraiment idiote.
Avez-vous tiré un enseignement particulier de votre expérience sur Blue Jasmine ?Qu’il faut toujours porter un minimum de fond de teint quand vous tournez ? (Rire.)
Interview Mathieu Carratier
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