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1/ Parce qu'il le mérite

Il y avait de la concurrence ce soir pour le César du meilleur film. Et d’abord, surtout, une Palme d'Or. Avec La Vie d’Adèle, Abdelatif Kechiche réussissait son film le moins sociologisant, le moins accusateur, un vrai film d'amour fou, énorme par son lyrisme et par la façon dont il reflétait l'époque par le biais du seul cinéma. Des regards, des gestes, une mise en scène hallucinante… un chef d'oeuvre comme on en voit rarement dans une vie de cinéphile. 

Impossible ce soir de ne pas reconnaître que Kechiche pratique un cinéma supérieur à 99% de la production française (et on est encore gentil). Mais pour autant, il ne faudrait pas  sous-estimer le talent de Gallienne et sa (vraie) proposition de cinéma. La scène de la piscine montre un réel talent pour gérer l’émotion ; il paie de sa personne dans les audaces comiques les plus extrêmes (Sissi ? le lavement anal ?) et gère les intrusions sauvages de la psychanalyse avec l’humour et le second degré d’un Woody Allen français. Sans rire. Alec Guinness de la comédie française, Gallienne se double donc ici d’un réalisateur doué qui n’a pas à rougir. Méta (le mélange entre autofiction, spectacle filmé et pure fiction), populaire, drôle, émouvant... Après cette soirée, Gallienne ne se sera pas fait que des amis. Mais il n’a surement pas volé sa récompense… 

2/ Parce que Kechiche paie son attitude

Il y a eu le choc cannois, la haie d’honneur au réal et aux actrices, les baisers sur le tapis rouge et surtout la Palme (du cœur et d’Or). Et puis… le désamour. La polémique - les polémiques. Si Vénus Noire était son coup de boule, La Vie d’Adèle devait être le film de la réconciliation, son chef d’œuvre œcuménique. Mais entre les techniciens qui se plaignent des conditions de tournage et décrivent Kechiche comme un tyran, Léa Seydoux qui en parle comme d’un pervers narcissique, ses tribunes revanchardes (assez pathétiques), son engagement au côté d’Estrosi qui ternit un peu son discours radical… son suprême film d'amour s'était transformé en torrent de boue. Kechiche n’a visiblement pas su gérer l’après Cannes et s’est du coup attiré les foudres de toute la profession. On peut être un génie de la pelloche, mais être moins fort sur le plan humain ou relationnel…

Ce soir, Kechiche paie vraisemblablement son comportement (qui a dit d'enfant gâté?), son cinéma de l’éreintement qui étire les scènes jusqu’à la douleur – celle de ses actrices dont il vole tout, capte les faiblesses et les moments de dérives – et surtout son attitude anti-système. En s’attaquant à Léa Seydoux, c’était aussi avec Jérome Seydoux qu’il réglait ses comptes, le président de Pathé. Pas forcément le meilleur moyen de récolter des César...

3/ Parce que c’est un film fédérateur

Il y avait beaucoup de sexe en lice ce soir. Et surtout, de l’homosexualité en veux-tu en voilà. L’inconnu du Lac de Guiraudie, son esthétique gay, ses rencontres homo frontales, ses plans de bites qui n’ont pas peur de choquer le bourgeois… Les 7 minutes de scènes hard et saphiques du Kechiche, son histoire d’amour lesbienne et abrasive, les baisers fougueux entre Léa et Adèle. Et puis les séances SM de La Vénus à la fourrure…  De la rêverie érotique, des fantasmes et du cul homo. Comme s’il s’agissait de l’alpha et de l’oméga du cinéma français. Mais à choisir, l’Académie (et les spectateurs) aura préféré Les Garçons et Guillaume à table ! Comme si en 2014, un coming out hétérosexuel était préférable et plus rassurant. C’est ce que beaucoup semblaient dire sur Twitter. Un parmi d'autres ? Bruno Masure qui s’énervait ce soir contre le film :

"NON!!! "Guillaume" véhicule tous les clichés homophobes : pédé à grosse bite, folles perdues en boite , etc ... Fait chier"

 

NON!!! "Guillaume" véhicule tous les clichés homophobes : pédé à grosse bite, folles perdues en boite , etc ... Fait chier

— bruno masure (@BrunoMasure) 28 Février 2014

 

Avant de rajouter :

 

la morale est sauve = #Guillaume est un film profondement homophobe , sur le fond et sur la forme . #Dormeztranquille

— bruno masure (@BrunoMasure) 28 Février 2014

 

Pourtant, le film de Gallienne est sans doute moins normatif que ce qu'on essaie de nous faire croire. Sur France Inter, par exemple, lors de la sortie du film, Elisabeth Badinter reconnaissait « que Guillaume Gallienne puisse jouer aussi bien et l’homme et la femme conforte mon idée de la ressemblance des sexes »… Moins radical que Guiraudie, moins emporté et amoureux que Kechiche, Gallienne est travaillé du genre, et filme un drôle de genre et un genre drôle. Dans une France tendue, où les pro et les anti-mariages gays se regardent en chiens de faience, dans un pays où l’on s’écharpe à coup de théorie du genre, où l’on stigmatise des bouquins pour enfants, cette récompense propose une réconciliation… Gallienne ou la force tranquille ?

4/ Parce que c’est un succès public.

Ca n’a l’air de rien, mais Les Garçons et Guillaume... est un carton en salle. 2,5 millions de spectateurs. On est loin du score "auteurisant" du film d'Alain Guiraudie (70 000 entrées) ou du million de spectateurs du Kechiche. Fédérateur, populaire, exigeant, bien ouvragé. Après une année, où le formatage de la comédie française a entraîné quelques belles gamelles (Danielle Thompson ? Fabien Onteniente ?), l'idée qu'une comédie puisse être de qualité (l'estampille Comédie Française est loin d'être anecdotique) et populaire, rétive à toute classification et bien réalisée, n'est sans doute pas étrangère à ces récompenses...