Première
par Frédéric Foubert
Où en est Aaron Sorkin ? Le scénariste vénéré, auteur de deux chefs-d’œuvre intouchables du début du 21ème siècle (A la Maison Blanche et The Social Network) semblait être en perte de vitesse ces derniers temps. Sa série HBO The Newsroom (un état des lieux du journalisme américain à l’ère de Facebook et WikiLeaks) l’avait vu se figer dans ses poses les plus grandiloquentes et pontifiantes, et on ne peut pas dire que son Steve Jobs mis en scène par Danny Boyle (pourtant exceptionnel) ait passionné les foules. L’homme rebondit aujourd’hui en passant derrière la caméra, pour la toute première fois de sa carrière, et propose un biopic amoral et véloce, comme l’époque les aime, dans la lignée de Lord of War et du Loup de Wall Street. Un film « voix off », à la Scorsese, où une anti-héroïne raconte son histoire en flashbacks, sur le modèle antédiluvien de l’ascension, de la chute et de la rédemption. Elle s’appelle Molly Bloom et a décrit dans un livre autobiographique (Molly’s Game) comment elle est devenue, au cours des années 2000, la reine des high-stakes poker games des milieux select de Los Angeles et New York – des parties où l’on joue gros, fréquentées par les riches et célèbres du show-biz et des affaires, et qui l’ont amenée croiser la route de mafieux russes, puis du FBI.
Matière grise
D’emblée, dès l’intro à cent à l’heure, où le spectateur est bombardé par un déluge de chiffres, d’infos, de statistiques sportives (Bloom a commencé comme skieuse), on comprend qu’il faut se caler sans tarder sur le tempo du film, sous peine d’être largué. Sorkin continue de croire en l’intelligence du spectateur et déploie ici son arsenal narratif habituel, toujours aussi enivrant : les conversations échevelées où se mêlent plusieurs voix, les dialogues à double ou triple fond, les récits en flashbacks formant des entrelacs temporels… Comme toujours, c’est une célébration de la matière grise. Pourtant, si le plaisir du storytelling bondissant est toujours là, intact, on peine un peu à raccorder Molly Bloom aux autres grandes figures du panthéon sorkinien. Le génie de l’auteur s’est toujours déployé dans l’exploration de l’écart existant entre l’utopie et la réalité, de l’abîme qui sépare les hommes de la version fantasmée qu’ils ont d’eux-mêmes. Et pour ce faire, Sorkin a besoin d’icônes désirables. D’utopistes comme le Président Bartlet ou le staff de la Maison Blanche. De révolutionnaires comme Mark Zuckerberg, Steve Jobs ou le tacticien du base-ball joué par Brad Pitt dans Le Stratège. Molly Bloom, au-delà de son destin hors du commun, n’incarne pas grand-chose, sinon un vague éloge de la win, du glam et de la débrouille.
Rutilant
On peut pourtant décider de s’en contenter, et ce d’autant plus facilement que le film procure un plaisir immense, en déroulant le tapis rouge à son interprète, Jessica Chastain, de tous les plans ou presque, impériale et changeante, dans un rôle schizophrène qui la croque tour à tour comme sophistiquée et vulgaire, effrayante et désirable. Une Jordan Belfort au féminin. Il y a toujours eu un côté délicieusement daté, « vieille école », dans les créations de Sorkin, et celle-ci n’échappe pas à la règle. Mais l’horizon ici n’est pas tant l’âge d’or de Hawks et Capra, qu’une certaine idée du véhicule pour stars tel qu’on l’envisageait dans les années 90. Le Grand Jeu aurait pu être tourné par Julia Roberts quelque part entre L’Affaire Pélican et Erin Brockovich. C’est désormais à Jessica Chastain qu’on confie les clés de ce genre de bolide rutilant. Envisagé comme une hypothèse sérieuse par l’industrie après le succès de Zero Dark Thirty, encore à l’état d’ébauche dans le rudimentaire Miss Sloane, le « Jessica Chastain movie » vient de gagner ses lettres de noblesse.