- Fluctuat
« Coffee and cigarettes », séduit, comme toujours les films de Jim Jarmusch, par le goût de la liberté qui s'y exprime et par l'élégance de son développement. Il présente une série de courts-métrages noirs et blancs ou, plus justement, une variation cinématographique sur le thème du café et de la cigarette. Deux objets concrets donc, pour un matérialisme de la consumation dans la transparence duquel se profile une théorie de l'inspiration poétique.
Suivant le mode de la variation, c'est une recherche musicale qui préside à la composition des séquences filmées. Il faut admettre que la musique peut n'être pas sonore au cinéma, cet autre art de la durée, mais visuelle. Il faut admettre aussi qu'elle est un état intérieur, une spiritualité avant d'être une oeuvre. La musique est alors liée à la parole qui exprime cette intériorité.Pour montrer la musicalité qui est comme la couleur des états d'esprit de chacun, Jarmush procède par soustraction dans Coffee and cigarettes. Il filme en noir et blanc les liens que le scénario établit entre ses personnages et la musique. Les rôles sont souvent interprétés par des musiciens dans la vie (Tom Waits, Iggy Pop, E. J. Rodriguez, Meg & Jack White, GZA, RZA). Ou bien ce sont des personnages de mélomanes expansifs, parlant de l'air qu'ils ont dans la tête comme d'un rêve harmonieux, d'un paradis imaginaire. Ou bien encore, ce sont des fous déconnectés du monde social dont la scène du café fournit un cadre minimal, mais suffisant, et dont les actions semblent produites en correspondance avec la boucle sonore du petit vélo qui mouline leur for intérieur.La musique absente ou lointaine, toujours dans la sourdine du discours, du fond sonore où elle est retirée, est ici le nom d'une conception ondulatoire du monde à partir de laquelle le cinéaste élabore son travail. Une onde fait trembler l'espace du cadre immobile et vient impressionner les sels d'argent de la pellicule. Il faut savoir l'attendre, ou l'entendre arriver. Il faut être dans le vif de cette sensibilité brute à la pression du temps qu'aiguise, à ceux qui en ont l'habitude, le rituel du café et de la cigarette. Pour le spectateur, le basculement sensoriel de la perception auditive sur la perception visuelle transpose la possibilité infinie des accords qu'il n'entend pas, qu'il entend mal ou bien dont il entend seulement parler, en une infinité des nuances de gris que la tension de son regard fera frissonner à l'image. Ce déplacement sensoriel permet dans le film de pousser le somptueux développement lumineux produit par le cadre, un pas au-delà de la plasticité de l'image. C'est là que Jarmusch, une nouvelle fois, invente quelque chose avec Coffee and cigarettes.Que se passe-t-il ? Presque rien. Le décor est toujours naturel, et certainement le film est l'occasion de prendre place pour un moment dans une série de bars déclinant une large gamme d'atmosphères un peu désuètes, hors du temps, une série d'images d'Épinal pour un portrait de l'Amérique de la fin du XXième siècle. D'un épisode à l'autre, nous allons du sombre bouge de quartier, au blanc éblouissant du salon d'un hôtel de luxe, en passant par l'éclairage crème des cafétérias ou des arrières salles de restaurant, et en allant jusqu'à l'obscure salle de pause d'une usine d'un autre âge. Mais s'il est naturel, c'est toujours un décor d'intérieur, centré autour d'une table.Dans la scène ouverte par le champ de la caméra, la table est une scène en réduction sur laquelle interviennent deux objets qui agissent dans le plan par leur continuel changement d'état physique : le café et la cigarette. Deux excitants qui transforment aussi l'état physique de ceux qui les consomment. Ainsi le cinéaste filme, comme le coeur de l'onde qui nous anime et qui fait bouger le monde, notre sensibilité au temps qui passe.Coffee and cigarettes
Un film de Jim Jarmusch
Avec : Roberto Benigni, Steven Wright, Joie Lee, Cinqué Lee, Steve Buscemi, Iggy Pop, Tom Waits, Cate Blanchett, Renée French, Alex Descas, Isaach de Bankolé, Jack White, Meg White, Alfred Molina, Steve Coogan, GZA, RZA, Bill Murray, Bill Rice, Taylor Mead.
Sortie nationale le 7 avril 2004[Illustrations : DR BAC Films]
- Consulter le Top 10 Cinéma de l'année 2004
- Le site officiel du film
- Lire la chronique de Ghost dog (1999).
- Un dossier Flu dépoussiéré : La cigarette à l'écran par Gérald Duchossoy