Jean-Louis Trintignant dans Le Conformiste (1970)
Les Acacias

En 1970, Jean-Louis Trintignant tournait dans la foulée deux films diamétralement opposés, Le Conformiste et Le Voyou. L’acteur les traversait comme un seul homme, mutique et ténébreux.

Sur le tournage du Conformiste de Bernardo Bertolucci, édité récemment en Blu-Ray, Jean-Louis Trintignant balance à Stefania Sandrelli une anecdote sur Gary Cooper pour la détendre juste avant une prise. L’histoire en question, qui appartient sûrement à la légende, viendrait de la mère du célèbre acteur américain et de son épiphanie survenue un beau jour dans sa cuisine. Le jeune Gary regardait alors sa maman avec une brûlante intensité. Inquiète, elle demanda au fiston : « A quoi tu penses ? ». « A rien !», lui aurait répondu le rejeton. La génitrice du plus grand acteur de tous les temps affirme avoir compris immédiatement que son Gary serait comédien.

Jean-Louis Trintignant est mort : Le Grand Silence

« … Ne pense à rien ! », conclut donc Trintignant face à une Sandrelli perplexe. Ce vide, c’est une forme d’absolu, le Graal des comédien(ne)s qui se foutent comme de leurs premières flûtes à bec des théories psycho-pipeaux de Strasberg, Kazan et consorts. Ce « rien », Trintignant en a fait un crédo. Ça ne l’a bien-sûr empêché de fanfaronner avec Vittorio Gassman mais c’est le grand silence qui, chez lui, prime sur tout. Son jeu tout en intériorité revient à poser sa voix ténébreuse et trainante sans que les expressions du visage ne viennent trop appuyer ce qui vient d’être dit. L’esprit et le corps tout entier dans un quant-à-soi vaguement hautain, mettent à distance le tout-venant et fondre les cœurs tendres. Eric Rohmer qui venait d’en faire un héros pascalien dans Ma Nuit chez Maud (1969) parlait d’un acteur fait « de lumières et de ténèbres. », sans dire d’où et comment elles surgissaient. Ce profond mystère donne l’illusion de s’évaporer en cette année 70 où Le Conformiste de Bernardo Bertolucci et Le voyou de Claude Lelouch - lui-aussi édité pour le première fois en Blu-Ray - tournés dans une belle – et triste– foulée, forment un diptyque informel, propice au dévoilement de l’acteur. Trintignant, dans le drame psychologique mauraviesque de Bertolucci et la comédie décomplexée chabadabada de Lelouch, reste le même : un bloc d’émotions au compte-gouttes déversées en toute décontraction. Les films et le spectateur avec eux projettent sur ce tempérament glacé tout et son contraire.



"A partir de là, il y a eu quelque chose de cassé!"

Si la foulée est belle, elle repose sur une tristesse sans nom : la perte d’un enfant. Le couple Trintignant - Jean-Louis et Nadine - est à Rome pour le tournage du Conformiste, à l’automne 69 quand leur nouveau-né meurt accidentellement. Séisme. « A partir de là, il y a eu quelque chose de cassé… J’ai toujours eu tendance à vivre sans illusions… », racontera Trintignant bien plus tard. L’acteur va dès lors traverser ce film la souffrance chevillée au cœur. Pourtant - et c’est là que le comédien est dément - c’est une relative impassibilité qui émane de son visage fermé à double tour. Penser à rien, quand tout à l’intérieur de vous n’est que souffrance, tient du prodige. A l’écran, le conformiste Trintignant, homme sans qualité, traître au service du fascisme, porte un Stetson, un pardessus sombre et avance mécaniquement dans un monde gris. Le roman d’Alberto Moravia suit, en effet, l’itinéraire criminel de Marcello, un jeune homme traumatisé par des épisodes douloureux dans son enfance qui entend se fondre dans la masse. Nous sommes dans les années 30, le fascisme incarne alors un idéal. Bertolucci : « Etre conformiste c’est une espèce de tension vers la normalité. » Dans ce bain où le non-dit fait des vagues, l’acteur est chez lui. Etre « normal », c’est-à-dire invisible. Trintignant se pose au milieu du cadre et renvoie cette lumière des ténèbres tant vantée par Rohmer. « Un acteur ce n’est pas seulement quelqu’un capable de bien jouer, nous expliquait Bernardo Bertolucci en 2015 à la ressortie française de son film, c’est le mystère qui émane de lui qui doit faire la différence.»

Les plus belles années : Claude Lelouch tourne l’épilogue d’Un homme et une femme

Sauf que cette image que d’aucuns jugent romantique, Claude Lelouch voulait lui tordre le coup. C’est pourtant lui qui a façonné le moule du lover Trintignant avec Un homme et une femme quatre ans auparavant. Il n’y arrivera pas. Dans Le Voyou, Trintignant est Simon dit « le Suisse » tout autant pour sa précision dans l’exécution que sa volonté de ne dépendre de personne. Le Voyou est le récit du kidnapping rocambolesque d’un enfant. Simon et ses complices font croire à ses parents (Charles Denner et Judith Magre, exceptionnels) qu’ils ont gagné à un jeu concours et doivent récupérer leurs gains - « Merci Simca ! » - à l’Olympia à la fin d’un concert de Sacha Distel. Isolé dans une grande maison près de Paris, l’innocent bambin va passer les meilleurs moments de sa vie. Dans ce Voyou tant vanté par Quentin Tarantino le temps d’une projection ubuesque à L’Institut Lumière de Lyon en 2013, Lelouch use d’une mise en scène complexe fait de flashbacks invisibles et grimpe sur l’une des lignes de crête de son cinéma : la comédie criminelle (L’aventure c’est l’aventure, La bonne année, Le Chat et la souris…) Trintignant est là bien-sûr, dès l’ouverture. Sans ouvrir la bouche, si ce n’est pour préciser à la jeune femme qu’il retient en otage (Danièle Delorme conquise) qu’il veut sa bière « sans mousse », il impose les règles du jeu.

Quelque chose de Gary Cooper

Marcello, le conformiste et Simon, le voyou, partagent un même idéal : l’effacement. Que celui-ci s’inscrive dans un drame historique guindé ou une pantalonade assumée ne changent donc rien à l’affaire. Quoique. « J’ai fait Le Voyou  juste après Le Conformiste et avant l’échec du second Hamlet auquel je pensais beaucoup pendant le tournage », explique l’acteur dans ses mémoires Du côté d’Uzès (Cherche Midi). « Cela a donné à mon rôle un style, une élégance et une distance qui servaient le sujet. » Derrière les yeux bleus du Voyou il y aurait Shakespeare ? On va être franc avec vous, ça ne se voit pas tant que ça, à moins que l’idée même du spectre qui apparaît à Hamlet symbolise justement cette force tendue entre le visible et l’invisible qui caractérise le je(u) de Trintignant. Détail qui n’en est pas un. Le début du Voyou se passe dans une cuisine. Trintignant tranquilou, transperce Danièle Delorme du regard. Nul doute que la maman de Gary Cooper aura vu ici une ressemblance avec le fiston.