- Fluctuat
Entre mille raisons d'aller voir Le Dictateur, toutes meilleures les unes que les autres, la re-sortie sur nos écrans de cette pièce majeure de l'histoire du cinéma peut aussi être l'occasion de vérifier, ou de discuter, telle proposition hardie de Georges Sadoul faisant de Charlie Chaplin : « Le plus grand génie qu'ait jamais produit le cinéma, justement comparé à Molière par Delluc, et à Shakespeare par Élie Faure. »
Par cette atmosphère délicate qui entoure le spectateur dans la contemplation d'un chef d'oeuvre, la multitude diverse des sentiments qui affleurent et par cette espèce d'aiguillonnage constant du rire qui place chaque idée de mise en scène au bord du gouffre, dans un rapport de vertige entre l'espace filmé et l'action qui s'y déroule, nous sommes, avec Le Dictateur : ravis. Nous sommes dans l'ébahissement, dans l'émerveillement complet que procure le sentiment que l'on "joue de nous", de notre fibre humaine, comme d'un instrument de musique, avec infiniment de grâce, de doigté, tirant des notes et des accents, des accords en nous-mêmes dont nous ne soupçonnions pas l'existence. Et si l'on peut ainsi jouer de nous, spectateurs, cela veut dire qu'on ne se joue pas de nous, ce qui est précieux.Parmi tout cela donc, on pourrait retenir, pour parler du film, ce qui s'attache au face à face qu'il organise par notre intermédiaire, plus manifestement que tout autre chose : celui du dictateur et de la population du ghetto. Le face à face entre l'homme qui détient seul le pouvoir, dont le nom est sans cesse scandé par ses sujets : «Heil Hynkel !», et l'homme anonyme du ghetto privé de tout pouvoir. Charlie Chaplin incarne à la fois le dictateur et l'homme anonyme. Son génie est de savoir être à l'écran l'un et l'autre de façon absolument séparée, l'un excluant l'autre par la netteté, la rigueur, le rythme soutenu jusqu'à la séquence finale, du montage parallèle séparant hermétiquement les deux mondes nés de la domination : le monde dominant et le monde dominé. Les deux mondes sont figés dans la séparation et dans la pauvreté de cette dialectique sans retour, à sens unique, seulement rassemblés par l'ubiquité du spectateur jusqu'à ce que les lignes, à la fin, se croisent. Le montage parallèle est rompu quand l'anonyme barbier parle, à la place du dictateur, le langage du peuple aspirant à la paix et à la liberté.L'homme anonyme ne se connaît d'abord lui-même que par le fait qu'il a une place sur la terre, un lieu où, amnésique, il peut cependant courir se retrouver en sortant de l'hôpital : une boutique de barbier. Le dictateur, en revanche, se connaît parce que toute chose se rapporte à lui dans le monde où il apparaît. D'un côté donc, Chaplin met en scène la redondance bouffonne du pouvoir, du dictateur fasciné dans la contemplation de son propre visage et qui ne voit plus autour de lui que ce moi enflé démesurément, qui veut que chaque place sur la terre soit la sienne. De l'autre il met en scène le barbier, bientôt fasciné par le visage d'Hannah (Paulette Godard) dont la rencontre illumine une réalité pourtant bien sombre, celle du ghetto, dans laquelle son amnésie le parachute.L'amnésie fait du barbier découvrant le monde qui l'entoure, pour le spectateur qui découvre lui aussi le ghetto, un frère. Projetant son anonymat dans celui du personnage, il goûte avec lui l'émerveillement de "l'autre" qui se produit dans le sentiment amoureux. Émerveillement contenant la promesse, selon Chaplin, d'une rupture véritable de l'anonymat pour l'homme moderne, celui des villes et de la technologie militaire. C'est parce qu'elle tombe amoureuse qu'Hannah reconnaît, dans cet inconnu disparu depuis des années, un homme unique qui est à coup sûr celui que reconnaît aussi, en lui-même, notre barbier amnésique, notre frère mis en mal d'identité par la guerre et par l'oppression. Le dictateur, de son côté, disparaît de n'aimer que lui-même, de n'être reconnu par personne en cet anonymat de la multitude qui seul révèle l'être unique et irremplaçable. Un moment de solitude, une fausse manoeuvre à la chasse au canards, et le voilà escamoté.Mais tout cela, qui est un peu trop grave, ne rend pas justice à la grâce et à la joie courrant d'un plan à l'autre, plus vite que nous, nous entraînant irrésistiblement dans la pente du film. Ni à la musique extraordinaire des discours de Hynkel, ni à l'énorme «Benzino Napaloni, Empereur de Bactérie», ni à «l'invasion de l'Ostertich». Pour leur rendre justice et pour faire signe aujourd'hui à la justice que rendait Chaplin, en 1938, contre l'opinion publique américaine, aux populations civiles martyrisées des ghettos de la vieille Europe, le mieux est sans aucun doute d'aller voir, ou revoir, Le Dictateur.
Le Dictateur
Réalisation : Charlie Chaplin
Avec : Charlie Chaplin ; Paulette Godard ; Henry Daniell ; Billy Gilbert, Jack Ourie.
Noir et blanc, 120', USA, 1938.
- Le site officiel (MK2).