- Fluctuat
Aki Kaurismaki nous propose une fiction poétique de la marge et, soutenant par tous les moyens de son grand art l'accord profond de la fiction et du réel, il souffle à l'oreille de qui veut bien l'entendre qu'il y a une solution : il faut réinventer sa vie.
L'homme, « sans passé », tient encore debout dans le film de Kaurismäki où nous rencontrons M. (Markkus Peltola), un peu avant sa métamorphose en héros de l'histoire. En effet, un peu avant et un peu après, pour nous, il est presque le même silencieux personnage. Il perd cependant, aux deux limites de l'intervalle, à l'image, sa valise, dans la fiction, la mémoire et dans l'intervalle même, pour un moment, toute sa prestance.Arrivé, après quelques plans de voyage en train, dans une gare inconnue, M. s'assoit sur un banc et commence à dormir en attendant le jour prochain. Mais à peine a-t-il posé la tête sur sa valise et fermé l'oeil qu'il est attaqué par trois néo-drougs finlandais (les drougs sont les compagnons d'Alex dans Orange Mécanique). Le pauvre M. est consciencieusement assommé au son d'une symphonie que l'un de ses agresseurs capte sur la petite radio tombée de sa valise. Transporté à l'hôpital et laissé pour mort par les médecins, M. se relève pourtant, s'habille et sort, la tête couverte de bandages. Après qu'il se sera de nouveau réveillé sur le rivage d'un fleuve, dans les faubourgs de la ville, et après qu'on lui aura pris ses bottes dans son sommeil, dernier attribut du passé qu'il achève alors de perdre, apparaîtra seulement notre héros. Dès lors, sorti successivement d'un voyage, d'un coma et d'un rêve, il nous entraîne dans l'improbabilité radicale, hallucinatoire, dangereuse même pour toute stabilité, du monde où il entre.Ce monde où il se réveille enfin tel que le titre du film l'annonce : « sans passé », est bricolé de toutes parts. Nous sommes dans l'économie de la récupération qui donne au moindre fonctionnement mécanique une dimension magique, parce que ce moindre fonctionnement équivaut à une rédemption de l'objet sorti d'entre les morts où la consommation l'a jeté. Mais, au-delà des containers de tôle abandonnés, qui font des lofts au bord du fleuve pour une population nomade dérivant sur l'onde de l'exclusion, Kaurismäki récupère, pour bricoler ce rêve de film qu'est L'homme sans passé, des pans entiers de l'histoire du cinéma. Et, récupérant la "grande" histoire du cinéma européen et américain comme après qu'elle soit venue s'échouer, elle aussi, sur les plages marginales de la Finlande où il l'a trouvée, il lui fait rendre sa substance. Il la réinvente à la lumière de sa marginalité.Voilà donc, surgissant pour nous des limbes, un nouveau M.. À la façon des Terminators changeant de polarité d'un épisode à l'autre, ce M. là, non seulement n'est plus maudit, mais encore il est béni. Son amour ne tourne pas en rond dans un cercle mortifère, il va droit vers Irma (Kati Outinen) et il prend des airs d'éternité, suspendu entre l'intensité des regards et la fuite des mots. C'est un héros positif à la fois grand, fort et tendrement humain, un Robocop sous son casque de soudeur et un Parain pour les musiciens de l'armée du salut. Un véritable héros occupé à cette tâche inouïe de tenir debout dans le vertige général du monde que lui dévoile, au début du film, un grand coup qu'il a pris sur la tête.L'homme sans passé
Film finlandais-allemand - 1h 37 mn - 2001
Réalisé par Aki Kaurismaki
Avec Markku Peltola, Kati Outinen, Juhani Niemela, Kaija Pakarinen, Sakari Kuosmanen
Sur Flu :
- Biographie d'Aki Kaurismaki
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