Première
par Sylvestre Picard
Comment doit-on l’écrire, au juste ? L’abbé Pierre ou L’Abbé Pierre ? Comme une personne ou comme une marque déposée -avec la majuscule, donc ? Ca n’a l’air de rien, mais L'Abbé Pierre, une vie de combats est un biopic qui tourne autour de cette petite précision de style : comment est-ce qu’une personne ordinaire devient un mythe, une légende, une marque déposée. La personnalité préférée des Français, en l’occurrence, le numéro un à jamais. L’abbé Pierre, « the untold story » comme disent les Américains. C’est le principal angle du film : nous montrer la construction de la légende du fondateur d’Emmaüs à l’aide de scènes que vous n’aviez (sans doute) jamais vues à l’écran. Voilà donc un frère trappiste à la vie mortifère, un soldat de 1940 qui découvre le sexe en campagne, un curé passeur de juifs dans les Alpes, un député populo flambant de rage face à l’inertie du gouvernement...
Le vieillissement du héros (le maquillage est, après Le Règne animal, encore un boulot superbe de l’atelier CLFSX de Montreuil), qui fait aussi partie de la tradition, n'est pas vraiment l'enjeu crucial. L'Abbé Pierre, une vie de combats décolle vraiment lorsqu’il s’énerve. Impossible de séparer la vision d’un film du contexte dans lequel on le voit : dans la France de 2023, voir l’abbé Pierre traiter les députés de la France des années 50 de grosses feignasses face à la misère, ou contempler les compagnons d’Emmaüs affronter la police venue les déloger aux cris de « sale flicaille » et autres noms d’oiseaux provoque un drôle d’effet -une certaine excitation, même, bien transmise par Lavernhe, impeccable mais jamais autant vivant que quand il se met en rogne contre les institutions de la France d’après-guerre. Justement, les précédents films de Frédéric Tellier, L’Affaire SK1, Sauver ou périr et Goliath reposaient sur une certaine confiance envers les grandes institutions (la police, les pompiers et la santé, la justice, respectivement) : en voulant raconter un mythe, L'Abbé Pierre, une vie de combats est en fait un vrai film en colère, qui se cogne à son cadre de biopic calibré. Est-ce que la colère est un mythe contemporain ? Ça, ça ne dépend pas d'une majuscule, mais de vous et nous.