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En 2015, Jurassic World pouvait s’envisager plus comme un remake de Jurassic Park que comme une suite à la trilogie -c’était d’ailleurs le principal (le seul ?) moyen de l’apprécier : le voir comme une version des années 10 du Spielberg, avec plus de cynisme et moins d’émerveillement, où le seul à vraiment s’amuser semblait être le compositeur de la BO, Michael Giacchino. C’est un peu comme si l’on voyait le King Kong de 1976 en essayant très fort de ne pas trop penser à l’original : son poster portait d’ailleurs la tagline "the most exciting original motion picture event of all time". Ceci pour dire que le cynisme dans le blockbuster ne date ni d’hier, ni d’aujourd’hui, mais est-ce que Le Monde d’après est à ranger dans la même catégorie ? Ce serait effectivement beaucoup plus commode de penser que Le Monde d’après est conçu par une bande d’absolus cyniques, ou un algorithme cherchant à cocher le maximum de cases bankables, mais il semble bien que le film est né d’un réel désir de convoquer un cinéma excitant et émerveillé. Le problème est qu’il le fait en recyclant les mêmes effets que Spielberg : dans le premier acte, le public est censé partager l’émerveillement d’une bande d’ouvriers et d’une ado face à un placide brontosaure (on s’excuse d’avance pour les erreurs de dinomenclature) en numérique ; et cet émerveillement ne fonctionne pas, parce que cet émerveillement a déjà été provoqué par le cinéma en 1993. Cette tentative d’émerveillement par un imaginaire soi-disant libre (en réalité dompté par Hollywood, et rendu inoffensif) était désamorcé de façon rigolote dans le premier Jurassic World, les dinos étant des créatures abruties et exploitées dans un Disney World bondé (super scène oubliée où des gamins font des tours de bébé tricératops). Cela n’allait pas chercher bien loin, mais c’était déjà quelque chose. Après que le surdoué -et héritier direct des trucs et manières spielbergiens- Juan Bayona ait échoué à faire de Fallen Kingdom le Aliens de la franchise, malgré un incontestable sens de la caméra, voici donc Le Monde d’après -drôle de choix de traduction française, plutôt orienté, parce qu’on associe ces mots à des analyses politiques concernant notre monde post-Covid.
Il y a bien une catastrophe dans Le Monde d’après : les dinos se sont répandu dans le monde, menaçant la fin de la domination de l’homme sur la Terre (d’où le titre VO : Dominion), et des bizarreries collatérales se produisent comme une invasion d’insectes géants. En réalité, une corpo pharmaceutique est derrière la catastrophe annoncée ; tandis que les vieux héros du premier Jurassic Park enquêtent sur la corpo, leur chemin va croiser celui d’Owen et Claire, partis à la recherche à la fois de Maisie leur fille adoptive (le clone de la fille d’Hammond apparue dans Fallen Kingdom), et d’un bébé raptor kidnappés par la corpo… Le film se veut être la conclusion d’une saga dont pas grand-monde ne se rappelle des storylines, et qui veut pourtant les déployer comme si elles avaient l’ampleur mythique de celles de Star Wars. Spoiler alert : ce n’est pas le cas. Le frisson mythologique censé être provoqué par le retour des anciens héros (sapés comme en 93) n’arrive jamais : Jeff Goldblum se contente de faire son numéro de dandy loufoque (définitivement figé par Disney à travers sa série The World According to Jeff Goldblum) ; les personnages de Sam Neil et Laura Dern sont restés bloqués il y a trente ans. Et l’histoire de Claire, Owen, Maisie et du bébé raptor ne provoque qu’un ennui poli tant ils peinent à se définir par leurs actions. L’autre intérêt du film serait de nous montrer une Terre envahie par les dinosaures, notamment avec une énorme scène d’action en forme de course-poursuite à la Jason Bourne dans les rues de Malte. Même s’il reste en fin de compte complètement absurde (big up au retour d’Omar Sy, ex-éleveur de raptors qui réapparaît reconverti en super-espion international), c’est clairement le meilleur moment du film, le seul qui soit excitant en termes de cinéma. Le reste recycle très souvent des scènes du premier Jurassic Park -notamment un personnage qui partage exactement le même destin qu’un autre dans le film de 93. Le Monde d’après refait également des scènes de Fallen Kingdom, les deux films partageant le même épilogue en forme de fin ouverte. Rien n’a bougé. Les dinosaures parfois superbement animés, mélangeant le meilleur des deux mondes, le mécanique et le numérique, ne peuvent pas sauver le spectacle. Parfois dans le monde d’avant, une suite parvenait soit à rebattre les cartes soit à conclure une saga en embrassant sa mythologie. Ce monde a disparu. Perdu. Le Monde d’après, suite/reboot/remake sans autre horizon que son propre vide, n’a plus qu’à se cannibaliser elle-même.