Fils du réalisateur Leopoldo Torres Ríos, il partage très tôt une initiation aux secrets des grands studios et une formation littéraire poussée. Torre Nilsson écrit des poèmes et des récits alors qu'il assiste son père dans l'industrie traditionnelle. Ses premiers pas dans la mise en scène renvoient d'emblée à cette culture très particulière de Buenos Aires, où se détachent Adolfo Bioy Casares (El crimen de Oribe, 1950) et Jorge Luis Borges (Días de odio, 1954). Il est en fait le premier cinéaste intellectuel, moderne, d'un pays où abondent les instinctifs et les bohèmes, où le souci formel relève de la simple calligraphie (Luis Saslavsky). Imbibé de cinéphilie et des classiques européens dans les ciné-clubs, Torre Nilsson joint à un indéniable goût pour l'image baroque, expressionniste, voire symbolique, un univers personnel, traversé par les rêves et les frustrations d'une société bloquée, aussi bien sur le plan psychologique que social. À peine ébauché dans Graciela (1956), premier film avec la jeune actrice Elsa Daniel et le comédien Lautaro Murúa, cet univers renfermé et onirique s'impose à partir de la Maison de l'ange (1957), début d'une fidèle collaboration avec la romancière Beatriz Guido (Rosario 1925 - Madrid, ESP, 1988), sa compagne. La Chute (1959) et la Main dans le piège (1961) complètent une sorte de trilogie introspective, saluée par la critique internationale avec un enthousiasme parfois excessif et en tout cas passager (Torre Nilsson se situe alors parmi la dizaine de cinéastes vivants les plus importants). Alors que ses personnages sont déjà parfaitement situés, il élargit leur portée sociale implicite avec des films assez critiques envers la tradition politique argentine : Fin de fête (1960), notamment, mais aussi Un guapo del 900 (id.) plongent dans les origines de la crise des institutions démocratiques. El ojo que espía (1966) n'hésite pas à s'attaquer à un fascisme plus contemporain. Issu d'une industrie en déroute, Torre Nilsson est le premier auteur à y ouvrir une brèche d'ambition artistique, dans laquelle viennent s'engouffrer les jeunes du Nuevo Cine argentin. Certains de ses films gardent d'ailleurs une similitude de ton avec les essais de la nouvelle génération (Piel de verano, 1961 ; la Terrasse, 1963). Cependant, le cinéma argentin s'essouffle, bientôt entravé par les contraintes de la censure. Torre Nilsson se hasarde dans des coproductions décevantes (Quatre Femmes pour un héros, 1962 ; La chica del lunes, 1967 ; Los traidores de San Ángel, id.). Il retrouve un répit grâce à une série d'évocations de grands archétypes nationaux : le Martín Fierro de José Hernández (1968), le général San Martín (El Santo de la Espada, 1970), un des caudillos de l'intérieur (Güemes : la tierra en armas, 1971), tous assez conventionnels. Il revient par la suite à de nouvelles évocations des années 30 comme source des violences contemporaines (La mafia, 1972 ; El Pibe Cabeza, 1975). Si les adaptations littéraires d'après Manuel Puig (Boquitas pintadas, 1974) et Bioy Casares (La guerra del cerdo, 1975) sont à peines correctes, sa version du roman foisonnant, existentiel avant la lettre, prémonitoire et désespéré de Roberto Arlt, Los siete locos (1973), est digne de l'écrivain. Cette phase de réactivation de la cinématographie argentine s'accompagne donc d'une maturité retrouvée de Torre Nilsson. Son dernier film, Piedra libre (1976), signifie un retour à l'univers qu'il partage avec Beatriz Guido. Un autre scénario de Torre Nilsson devra être mis en scène par son fils, Javier Torre (Fiebre amarilla, 1982). Jadis considéré comme le Bergman ou l'Antonioni de l'hémisphère Sud, Torre Nilsson ne mérite guère l'oubli et le dédain dans lequel il tombe par la suite. Désigné comme l'exemple même de ce cinéma réformiste, colonisé, à abattre, par une génération qui regorge d'illusions lyriques et idéologiques, Torre Nilsson récuse la polémique, tout en apportant sa caution de producteur respecté à de jeunes réalisateurs comme David José Kohon, Leonardo Favio, Eduardo Calcagno, Mario Sábato, Nicolas Sarquis, Juan José Jusid, Bebe Kamín. La tradition familiale est prolongée par ses fils Javier Torre (Las tumbas, 1991 ; El camino de los suenos, 1992) et Pablo Torre (El amante de las películas mudas, 1993). Aussi bien face à la vieille industrie que face à une censure cycliquement renaissante, Torre Nilsson ne cesse de défendre la dignité du métier et la responsabilité de l'auteur. Aucun autre cinéaste de son pays n'a été aussi fidèle à ces idées et à une uvre personnelle durant le quart de siècle d'activité de Leopoldo Torre Nilsson, le plus troublé de l'Argentine contemporaine et de son cinéma.