Lost
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Entre petits et gros mensonges, les créateurs de Lost ont tout fait pour que la chaîne leur donne le feu vert. Premier volet (sur cinq) de nos articles consacrés aux bibles de séries.

Dans le jargon, une « bible » est le document de référence qui permet à un producteur ou à une chaîne de se faire une idée de ce que sera une série. Les créateurs y détaillent l’histoire, les personnages et le style visuel, afin que les décideurs puissent faire un choix éclairé sur la validation - ou non - du show, et qu’ils ne se basent pas uniquement sur le scénario des premiers épisodes. Une fois par semaine, nous reviendrons sur les bibles de séries populaires. Et c’est avec Lost (2004-2010), la plus grande machine à mystères de son époque, que nous avons décidé d’ouvrir le bal. 

Le contexte

Le document date du 5 mai 2004 et est signé J.J. Abrams (qui partira rapidement tourner Mission : Impossible 3 et laissera sa place de co-showrunner à Carlton Cuse) et Damon Lindelof. Le duo s’était vu confier l’écriture de Lost par Lloyd Braun, alors patron d’ABC, qui avait eu l’idée de mélanger Seul au monde et la télé-réalité Survivor, avec une pincée de Sa Majesté des mouches. La seule condition d’Abrams était d’ajouter des éléments surnaturels à la série. Ce qu’il ne s’est pas privé de faire.

Une mythologie « facile à suivre » pour une série « accessible »

Très conscients de parler à un gros network qui a besoin de nourrir son antenne avec des programmes sur lesquels le téléspectateur peut zapper sans se prendre la tête, J.J. Abrams et Damon Lindelof abordent vite la question qui fâche : Lost est-elle « self-contained » (chaque épisode peut-être regardé indépendamment) ou bien sérialisée (il faut suivre l’intégralité des épisodes pour espérer comprendre ce qui se joue à l’écran) ? Dans la bible, ils jurent évidemment travailler sur la première option. « Sérieusement. On le promet », écrivent-ils.

« Oui, les mystères qui entourent l’île pourraient nourrir une mythologie (facile à suivre) mais chaque épisode a un début, un milieu et une fin. Plus important, le début de l’épisode d’après offrira un tout nouveau dilemme à résoudre, qui ne demandera PAS DU TOUT de savoir ce qui s’est passé dans le précédent (à part pour les rares épisodes en deux parties). »

« Oui, les arches des personnages (romances, alliances, rancunes) continueront au cours de la saison, mais ce ne sera pas le cas des intrigues. Les téléspectateurs pourront commencer à regarder la série à n’importe quel moment et comprendre ce qui se passe. Ce n’est pas un voeu pieux - nous sommes absolument dévoués à ce concept. Lost peut et sera tout aussi accessible chaque semaine qu’un procedural drama. » Très marrant à lire aujourd’hui, quand on sait à quel point cette promesse n’a pas été tenue par la série, qui demandait au contraire aux téléspectateurs de s’investir sur le long terme. À un autre endroit, le duo précise avoir « bien appris la leçon d’Alias » (la précédente série de J.J. Abrams), et qu’il n’est pas question « s’embourber » à nouveau dans une mythologie trop complexe.

Un « monstre » plus « machine qu’animal »

Les fans de Lost savent que le « monstre » vu sous la forme d’une fumée noire dans la saison 1 a une histoire très complexe et quasiment mystique, qui n’a été réellement abordée que dans l’ultime saison. Au moment d’écrire la bible, Abrams et Lindelof n’ont en fait aucune idée de sa vraie nature. « Fidèles à notre engagement de fournir des explications rationnelles aux événements en apparence étranges [NDLR : encore une fois, il s’agit de rassurer les huiles de ABC], nos naufragé feront une série de découvertes dans les premiers épisodes qui indiqueront que le ‘’monstre’’ pourrait bien avoir été fabriqué par l’Homme, ce qui offre une variété de possibilités pour éclairer sa vraie nature. Peut-être est-il le résultat d’expériences réalisées par les anciens habitants de l’île, ou simplement une petite partie d’un système de sécurité élaboré. » En tout cas, leur idée est de faire en sorte que le monstre soit « presque aussi effrayant quand il n’est PAS là ». Ils précisent par ailleurs que cette créature « pourrait plus tenir de la machine que de l’animal ». Évidemment faux.

Lost monstre fumée
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La question de l’île

« Qu’est-ce qu’est exactement l’île ? », font mine de s’interroger Lindelof et Abrams. « La question à cette question est au coeur de la ‘’mythologie’’ [NDLR : notons les guillemets]. Contrairement à X-Files, cependant, cette mythologie est compartimentalisée et non pas interconnectée. Pour le dire autrement, l’histoire de notre île s’étend sur des siècles - à chaque fois qu’une nouvelle personne (ou des personnes) arrivent sur sa côte, une nouvelle histoire commence. Ce qui ouvre la porte à des possibilités quasi illimitées. » Ils évoquent ainsi la découverte d’un bunker (qui pourrait avoir été construit par les nazis !) et des découvertes qui prouvent que l’origine de l’île est beaucoup, beaucoup plus ancienne. Les bases d’un complexe militaire destiné à réaliser des expériences sont par ailleurs déjà posées dans la bible. Mais les showrunners assurent qu’il n’y a pas de « mystère ultime » à résoudre. C’est à la fois vrai et faux, mais la dernière saison de Lost a tout de même offert de nombreuses réponses concernant l’île et ses premiers (?) habitants.

« C’est une série médicale »

Bien décidés à ne pas affoler la direction de la chaîne, Abrams et Lindelof se lancent dans un exercice de contorsion pour que la série ne soit pas catégorisée SF : « Si on fait bien notre boulot, on restera sur le fil et on ne sera jamais étiquetés science-fiction », écrivent-il. « On préfère parler de ‘’série d’aventure’’ (…) Notre mandat est de traiter Lost comme un roman de Michael Crichton. À chaque fois qu’on introduit un élément fantastique, on l’ancre dans la réalité. Si on fait ça bien, le ‘’paranormal’’ sera toujours relié à une explication logique, afin de rappeler au public que c’est le vrai monde. »

Ce concept sera évidemment très vite abandonné - et tant mieux. Mais les showrunners ne s’arrêtent pas là et décrivent Lost comme un mélange de série médicale (« Si quelqu’un est blessé ou tombe malade, les enjeux de vie ou de mort seront aussi forts que dans un épisode d’Urgences »), de série policière (ils prennent l’exemple d’un naufragé qui se fait tuer, ou bien de l’enquête autour de la trappe qui mène au bâtiment sous-terrain), de série judiciaire (« Chaque épisode permet l’éclosion de débats explosifs sur l’éthique, que ce soit au sujet de l’innocence ou de la culpabilité d’une de nos personnages accusé d’avoir volé de la nourriture, ou bien autour de la façon de former une nouvelle société » et de série dramatique (« Saisissons-nous des éléments très ‘’soap opera’’ que nous avons à notre disposition, et faisons-en une version plus chic. La romance. La camaraderie. L’avidité. La trahison. La jalousie »). Et à dire vrai, Lost est effectivement un peu tout ça, même si vendre la série de cette façon tient quand même de la filouterie. Ils concluent en assurant que Lost « offre quelque chose à chacun - c’est une série taillée pour plaire au public le plus large possible. Branchée. Effrayante. Drôle. Mystérieuse. Romantique. Cinématique. Mais plus que tout, inattendue ».

Lost Les Autres
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Les Autres, c’est eux

La bible montre que Lost devait au départ assez rapidement introduire Les Autres, ce groupe mystérieux qui vit sur l’île depuis longtemps. Finalement, on n’aura confirmation de leur existence que dans la saison 2. À l’origine, Shannon devait tomber sur « deux jeunes hommes étranges » qui ne sont pas survivants du crash, et refusent de la laisser repartir. Lindelof et Abrams précisent que cela pourrait être la première fois qu’un personnage de la série rencontre Les Autres.

« Leur origine et leur nombre (peut-être sont-ils toute une tribu, on ne sait pas) est un mystère, et tout ce qu’on dira pour l’instant est qu’ils sont extrêmement intelligents, agressifs et pas du tout contents de partager ‘’leur’’ île avec nos naufragés. »

Dans un épisode qui serait arrivé plus tard dans la saison, il était également prévu que Kate se fasse enlever par Les Autres.

Les fourmis et les cocons 

Dans les nombreuses idées qui seront finalement laissées de côté, il y a cette invasion improbable de fourmis qui « volent » les baies sauvages trouvées par les naufragés. « Ce n’est pas Arachnophobie, les fourmis sont microscopiques », précisent les showrunners, qui avaient visiblement en tête que ce manque soudain de nourriture pousse Kate s’affirmer au sein du groupe et à en devenir « la vraie leader ». Plus étrange encore, l’apparition de cocons non identifiés autour du camp. Les survivants auraient décidé de ne pas les ouvrir au couteau (sûrement pour ne pas prendre de risque), mais leur découverte aurait lancé un vif débat sur la façon de réagir. Et pendant ce temps, les cocons auraient été sur le point d’éclore…