Le metteur en scène de La La Land et First Man tente l'expérience du petit écran avec The Eddy, qui débarque le 8 mai sur Netflix. Rencontre.
Entre deux gros projets calibrés pour les écrans géants, First Man, sorti il y a un an et demi, et Babylon, un mélo au cœur du Hollywood des années 20, prévu pour l’année prochaine, Damien Chazelle s’est offert une incursion télé en produisant The Eddy, dont il signe les deux premiers épisodes. Sur le mode de la chronique chorale et urbaine, il ausculte en 16 mm les atermoiements d’un groupe de musiciens pour qui la vie devient trop compliquée dès lors qu’il faut mettre le nez en dehors de leur petit club parisien. The Eddy atterrit sur Netflix ce 8 mai. Preview.
Entretien paru à l’origine dans le numéro 506 de Première
Sommaire de Première n°506 : Leïla Bekhti, Le Bureau des légendes...PREMIÈRE : Vous n’êtes pas le showrunner de The Eddy, vous vous « contentez » de produire la série et d’en réaliser les deux premiers épisodes. De fait, il est difficile de mesurer votre degré d’implication. Vous pouvez nous en dire un petit peu plus ?
DAMIEN CHAZELLE: Je suis impliqué depuis longtemps ; depuis 2014 je crois. Alan Poul [producteur d’Angela, 15 ans ou de Six Feet Under, notamment] m’a parlé, juste après la sortie de Whiplash, de son envie de fabriquer une série à propos d’un club de jazz qui se situerait à Paris. L’idée s’arrêtait là, vraiment. Mais elle était suffisamment séduisante pour qu’on y consacre du temps, qu’on se mette à chercher une intrigue et qu’on établisse un groupe de scénaristes aux côtés du showrunner, Jack Thorne [connu notamment pour ses épisodes de Skins], afin de développer cette histoire... Finalement, lorsqu’il a fallu tourner les deux premiers épisodes, cinq ans plus tard, j’avais forcément l’impression que The Eddy m’appartenait un peu, que toute cette histoire était aussi la mienne.
Pourquoi, dans ce cas-là, ne pas réaliser l’intégralité du show ?
On a très vite décidé que The Eddy se composerait de quatre blocs de deux épisodes, et que chacun d’eux serait réalisé par un metteur en scène différent. C’était une manière d’apporter de la variété... J’ai décidé de m’occuper du premier bloc et de le tourner comme un film. Je n’avais jamais fait de télévision auparavant et mes références pour ces deux premiers épisodes appartenaient intégralement à l’univers du cinéma. Logiquement, j’ai utilisé une méthodologie de cinéma, j’ai littéralement fait comme si je tournais un film d’un peu plus de deux heures, et je crois que chacun des metteurs en scène suivants a fait de la sorte avec son propre bloc. Par conséquent, je n’ai pas vraiment eu l’impression de faire de la télé.
On a particulièrement ce sentiment de cinéma en voyant le pilote de la série : il est assez long, une heure et quart, quasi autonome et propose une sorte de fin ouverte. Le deuxième épisode (focalisé sur un personnage secondaire, ouvrant plein de pistes narratives) s’inscrit davantage dans une logique sérielle.
Oui, vous avez raison, mais pour moi ces deux premiers épisodes forment malgré tout une seule et même entité. Ils ont été tournés dans le même mouvement, on n’est pas passé de l’un à l’autre, on filmait vraiment les deux en même temps : d’où cette impression de fabriquer un film. La différence de style dont vous parlez tient finalement à l’écriture plus qu’à la mise en scène. Ils sont assez similaires en termes d’allure, non ?
Complètement. D’ailleurs, avez-vous laissé une feuille de route aux réalisateurs qui vous ont succédé ou est-ce que vous avez voulu que la série vive sa propre vie une fois votre travail terminé ?
Disons qu’il y a un peu des deux... J’avais une vision assez claire de ce à quoi la série pouvait ressembler et je tenais à ce que le pilote établisse une référence esthétique pour la suite. Cette base était simple au fond : un style très documentaire, beaucoup de caméra à l’épaule, des lieux et des visages singuliers... D’un autre côté, c’était très important pour les producteurs, dont je faisais partie, de ne pas livrer une série uniforme, de ne pas « verrouiller » l’esthétique de l’ensemble, de faire en sorte que chaque metteur en scène apporte un peu de sa sensibilité au projet. Il fallait créer des variations sur un même thème...
Ça fonctionne un peu comme un film à sketches finalement ?
Exactement !
On sait que Netflix est très soucieux des chartes esthétiques et d’une certaine cohérence visuelle à l’intérieur de son catalogue. Leurs productions « Originals », films comme séries, sont par exemple toutes tournées en numérique…
Oui...
Pas vos deux épisodes, qui sont tournés en 16 mm – avant que la série ne repasse ensuite au numérique. Vous êtes donc le premier réalisateur à leur avoir imposé ce format. Ça s’est négocié facilement ?
Mmmh... Disons que ce n’était pas facile tous les jours, il fallait parfois se battre pour obtenir ce qu’on voulait. Néanmoins, pour les choses les plus fondamentales, nous étions finalement assez libres. La plupart de nos exigences avaient de toute façon été établies dès le début des conversations avec le diffuseur : il fallait que ce soit une série interprétée dans plusieurs langues, qui mélange les acteurs professionnels et non professionnels, que la musique soit systématiquement tournée en live, à même le plateau, et que l’image ne soit pas toujours très clean ni très élégante. Ces conditions-là avaient été validées par Netflix avant même la prépa et je crois que ça nous a fait gagner beaucoup de temps au moment du tournage. On a alors pu beaucoup expérimenter avec les acteurs et avec mon chef opérateur, Éric Gautier...
Quitte à prendre un cador de la photo comme Éric Gautier pour tourner une série, pourquoi ne pas avoir fait appel à votre chef op de La La Land et de First Man, Linus Sandgren ? Vous teniez à rediscuter votre style avec un autre ?
Oh non, c’est juste une question d’emploi du temps, rien d’autre. Linus devait travailler sur The Eddy à l’origine. Il n’était juste pas disponible au bon moment. Mais Éric s’est complètement investi dans le projet, il y a eu une vraie collaboration entre nous, d’autant plus que nos épisodes devaient tenir lieu de « feuille de route ». Je connaissais déjà très bien son travail pour Assayas, Chéreau, [Walter] Salles et certains réalisateurs américains. Je savais qu’il serait parfait pour retranscrire l’aspect naturaliste et brut que je recherchais. Cela dit, vous avez raison en un sens : travailler dans un autre pays avec un autre chef opérateur m’a poussé à aller chercher des choses différentes, à expérimenter, à bousculer un peu mes méthodes. Je voulais un peu me sentir chahuté quand même. Sinon à quoi bon ?
La La Land était tourné dans un Scope aux couleurs rutilantes. L’alunissage de First Man avait été capturé dans un Imax vertigineux. Vous concevez délibérément vos films pour le très (très) grand écran. Vous comprenez que cela nous étonne de vous voir enchaîner sur une série dans une petite boîte de jazz parisienne ?
(Rires.) Mais moi aussi ça m’a surpris! Je n’étais pas spécialement programmé pour travailler pour la télévision. Mais j’ai eu du mal à résister au sujet et il y avait quelque chose dans The Eddy qui appartenait strictement au petit écran. Contrairement à mes deux films précédents, il n’y avait rien d’épique dans ce projet, il fallait traquer ce qui se jouait entre les murs, tout resserrer, observer l’ensemble au microscope. C’était cohérent pour de la télévision. Je n’aime pas tellement les séries qui veulent ressembler à des films, qui visent une esthétique grande forme et une émotion purement cinématographique. Pour moi, la plus grande série de toute l’histoire est The Office, la version originale signée Ricky Gervais et Stephen Merchant. C’est une œuvre qui utilise uniquement le langage et les contraintes de son medium. Bien sûr, The Eddy est très loin de The Office, en termes de ton, de style, de tout, mais il y a cette idée d’aller sonder l’âme humaine dans une certaine étroitesse.
Il y a beaucoup de musique dans The Eddy mais aussi beaucoup de personnages qui changent de langue selon leurs interlocuteurs, leurs humeurs ou l’enjeu de la scène. Ça se met en scène cette diversité des langues ou on laisse juste les sous-titres faire le travail ?
Les changements intempestifs de langue me faisaient vraiment peur. Clairement, je l’avais envisagé comme un challenge : comment rendre ça fluide et évident? On avait bien sûr le scénario pour nous sécuriser, mais très vite, on a beaucoup changé de langue selon la vérité du moment ou le ressenti et l’envie des acteurs, qu’ils soient français, anglo-saxons ou même polonais, comme Joanna Kulig [Cold War]. Au bout de quelques jours, j’ai commencé à trouver ça très beau ce mélange des cultures qui naissait soudainement sur le plateau. Je voyais des Français apprendre des Américains et vice versa, chacun échangeait ses méthodes de travail, ses visions, ses expériences, sa culture... C’était une autre musique qui se mettait soudainement en place devant moi, et il fallait que j’en saisisse à la fois le chaos et l’harmonie.
Ce que vous décrivez là ressemble évidemment à un groupe de jazz qui improviserait.
Oui, précisément. Une série sur le jazz fabriquée comme une collaboration entre musiciens de jazz. C’était l’idée.
La méthode de travail « free jazz », le style très brut de décoffrage et même le sujet : un tas d’éléments de The Eddy renvoient clairement à votre premier long métrage, Guy and Madeline on a Park Bench (inédit en France).
(Rires.) Oui, c’est mon long métrage qui est le plus proche de la série, c’est sûr. C’est logique en un sens, ce sont les deux projets où je me suis tenu le plus loin de Hollywood. Il y a quelque chose de l’ordre du retour aux sources pour moi dans cette série.
Il y a un vrai point commun avec La La Land cela dit : la ville dans laquelle l’intrigue se déroule, en l’occurrence Paris, devient petit à petit le personnage principal de la série. Oui, surtout dans le deuxième épisode, qui se conclut par une longue course-poursuite dans la nuit parisienne…
On sent néanmoins que l’idée, cette fois, est de dynamiter totalement l’aspect exotique ou touristique de l’endroit et de faire de Paris un lieu nouveau, qui suinte la tristesse, comme si les murs même de la capitale étaient imprégnés de spleen.
Ça faisait partie des deux trois ambitions clés de la série : trouver de nouvelles façons de filmer cette ville. Notre travail, avec Éric Gautier, a consisté à s’avaler beaucoup, beaucoup de films et de documentaires à propos de différents cadres urbains. Pas nécessairement des œuvres sur Paris, mais des œuvres sur une ville. On voulait comprendre comment on pouvait filmer un endroit très connu de manière singulière. On a revu aussi bien Mean Streets que certains Cassavetes et puis tous ces films sur Los Angeles – là-dessus j’avais un petit temps d’avance. On s’est aussi nourris de toute cette tradition très naturaliste du cinéma français qui va de la Nouvelle Vague à Assayas en passant par Pialat. Bref, on a composé un mix d’influences volontairement très variées, presque opposées, qui provenaient d’un peu partout en termes de lieu, d’époque ou d’énergie – par exemple le New York très « rock » de Scorsese nous a vraiment inspirés pour créer notre Paris très « jazz ».
Ces visions de Paris vous sont forcément venues d’une certaine familiarité avec la ville, non ?
Pas tant que ça. J’ai vécu à Paris, c’est un endroit qui a beaucoup compté pour moi, ne serait-ce que pour mon apprentissage culturel, mais c’était il y a longtemps, presque vingt ans. Quand j’y suis revenu pour faire des repérages pour The Eddy, l’endroit avait forcément beaucoup changé. Même si des souvenirs restaient, c’était une ville nouvelle que je regardais avec les yeux d’un étranger. Mais ce n’était pas un problème, au contraire. En tant qu’Américain, j’ai une vraie fascination pour les Européens qui sont venus tourner dans mon pays, comme Antonioni avec Zabriskie Point ou Jacques Demy avec Model Shop, et qui y ont vu des choses que les locaux ne peuvent plus voir. Je savais donc que le fait de ne pas, ou de ne plus, connaître Paris comme ma poche n’était pas un désavantage. Je cherchais un point d’équilibre intéressant entre la perspective d’un local et celle d’un étranger.
Qu’ils soient acteurs, musiciens ou astronautes, les personnages de vos films ont systématiquement des cadres de vie très attrayants, mais sont aussi profondément désabusés. C’est encore le cas dans The Eddy. C’est quelque chose que vous revendiquez ou que vous subissez ?
(Rires.) Je suis trop attiré par la tristesse et la mélancolie pour ne pas le revendiquer. Mais, pour une fois, ce n’est pas moi qui ai écrit le script de The Eddy. Oui, c’est une série qui parle de gens désabusés qui créent un club en espérant qu’il les aidera à guérir de leurs blessures. Ils ne jouent pas chaque soir parce qu’ils y prennent du plaisir, même s’ils en prennent un peu bien sûr, mais parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. Ils n’ont pratiquement rien d’autre dans leur vie que la musique. Ce que j’aime dans cette idée, et c’est peut-être ce qui fait de moi quelqu’un d’effectivement désenchanté, c’est qu’elle n’envisage pas la musique sous l’angle de la gloire mais de la nécessité absolue. Ce principe de nécessité est ce qu’on retrouve dans le jazz, une musique dont les fondements mêmes sont la souffrance et son expression. C’est quelque chose qui m’a toujours ému.
Alors que First Man vous faisait soudainement sortir du monde du spectacle et de la musique, The Eddy vous oblige soudainement à remettre la tête dedans, à opérer un retour. Dans un cas comme dans l’autre, ces mouvements étaient-ils conscients ?
Comme je vous l’ai dit, le projet de la série remonte à loin, bien avant First Man, donc non, ce sentiment d’aller-retour n’était pas réfléchi du tout. Je carbure beaucoup au sentiment de nouveauté, et j’ai fait The Eddy parce que j’étais certain qu’il n’y aurait pas de redite avec mes autres films, plus axés sur la musique. On peut trouver un lien avec First Man en revanche, c’est le 16 mm. Le film m’a fait retomber amoureux de ce format et ça a beaucoup joué dans la conception de la série.
On est très fans de First Man justement chez Première et on voulait savoir, pour conclure, comment vous aviez encaissé l’accueil, disons mitigé, qui a entouré la sortie du film...
Honnêtement, je n’en ai pas trop souffert. J’aurais aimé que plus de gens le voient, mais bon... J’habite à Los Angeles, je suis entouré de gens qui bossent dans l’industrie et dont la vie est rythmée par la fameuse « saison des Oscars », et tout ceci devient très vite routinier. La première fois qu’un de mes films a fait partie de la course aux Oscars, c’était excitant et un peu romantique mais honnêtement, après ce moment, ces compétitions deviennent agaçantes. Finalement, c’est un peu la même chose de gagner ou de perdre. Je dis ça mais j’étais quand même vraiment très heureux que les techniciens des effets spéciaux gagnent l’Oscar pour First Man. Je n’étais pas spécialement triste qu’on soit absents dans toutes les autres catégories. J’essaie de prendre beaucoup, beaucoup de distance par rapport à la réception de mon travail parce qu’au fond, c’est la seule chose qui peut vraiment nous faire dévier de notre trajectoire. Vous connaissez sûrement la phrase de William Goldman [scénariste notamment de Butch Cassidy et le Kid et des Hommes du président, récemment décédé] : "Hollywood est peuplé d’ignorants." C’est la nature même de cette industrie : croire qu’elle sait tout alors qu’elle n’a jamais rien su anticiper. La seule solution, c’est d’avancer.
Commentaires