Paolo Sorrentino : "Je fais un cinéma qui ne plaît pas à tout le monde"

Pourquoi ? Un des malentendus vient du fait qu’on me reproche de vouloir faire mon Fellini. Et ça leur est insupportable ! Je vais vous raconter un truc marrant. A Cannes, un journaliste m’a reproché à propos de Youth de vouloir faire du Fellini. Ce même journaliste, quelques jours plus tôt louait le film d’une réalisatrice française qui, selon lui, "refaisait Truffaut". Quand moi je fais Fellini, c’est horrible, mais quand une française imite Truffaut, c’est génial ! J’aimerais bien qu’on m’explique. Et puis, il se trouve que je ne veux surtout pas copier Fellini. Mais le problème me semble plus profond. Il y a un motif d’ordre culturel. En Italie, la critique est un peu paternaliste. Certains journalistes se prennent pour les parrains des cinéastes. J’ai toujours refusé ça. Je ne veux pas de critiques comme père ou comme guide ! Je n’aime pas parler de cinéma. Encore moins avec des critiques. Je ne veux pas de ce patronage et j’imagine que ça crée de facto un rapport conflictuel. Je connais beaucoup de cinéastes qui invitent les critiques à des projections de presse privées, sur leur tournage ou même en salle de montage. Je ne pourrai jamais faire un truc pareil : moi, je veux que le film me plaise à moi !Vous n’aimez pas parler de cinéma avec la critique, mais parfois ce rapport peut être fécond. Sans doute… Mais que les critiques (surtout les italiens et les français) ont une approche très sérieuse du cinéma. Et à mon sens, le cinéma, comme le foot, comme les belles femmes, ça doit être joyeux ! Un film c’est un objet fragile et complexe qui réclame du temps pour être jugé correctement. Et qui tente de faire bouger les choses, les préjugés, les présupposés…Et le goût aussi. Youth au fond pose une question qui paraît essentielle dans votre filmographie : où finit le bon goût et où commence le mauvais ? C’est effectivement une question qui me tient à cœur. La représentation du mauvais goût en soit, c’est du mauvais goût. Mais si on le voit comme une métaphore, le symptôme d’une difficulté d’être au monde, alors là ça devient intéressant. Ca peut créer du malaise. J’aime beaucoup les films sentimentaux d’Almodovar par exemple, beaucoup moins les films où il met en scène le kitsch comme une fin en soi.C’est pourtant ce qu’on vous a souvent reproché. La scène de soirée de La Grande Bellezza.  Mais c’est une erreur ! Cette séquence évite précisément le mauvais goût par sa durée. La scène dure 8 minutes, mais si elle n’avait duré qu’une minute, ça aurait juste été vulgaire ; une scène de fête comme on en voit tout le temps dans les films. Là, c’est épuisant, exténuant, et elle prend du coup une autre signification. Elle pose la question de savoir jusqu’où l’être humain est capable d’aller pour s’amuser.Il y a le concerto pour vaches dans Youth alors… Là, on frôle l’accident artistique. C’est un autre sujet. Il fallait que ce soit comme une symphonie. Mais il fallait surtout que ca reste imparfait ; justement pour éviter le mauvais goût. C’est unetentativede symphonie, mais certainement pas un essai réussi, sinon ça devenait grotesque. Au fond, je marche sur une ligne, une frontière ténue… >>> Découvrez le "concerto pour vaches" de Michael Caine dans YouthEn regardant Youth, on se disait que vous prenez finalement beaucoup de risque sur ce terrain-là. Que vous n’hésitez pas à montrer les choses là où il serait plus facile de les garder hors-champs. Par exemple : faire entendre la composition de Michael Caine que tout le monde qualifie de géniale. Si elle est juste pas mal, ça devient un vrai problème et vous pouvez décevoir les spectateurs… Je sais que je m’en tirerais plus facilement sans montrer certaines choses. Mais c’est une question de responsabilité et d’honnêteté. Honnêteté envers le spectateur et envers moi. Si je promets implicitement quelque chose, je dois tenir cette promesse. Je déteste quand un cinéaste, dans un film, me promet une scène qu’il ne montrera jamais… Dans un film récent, on me disait que le mari et l’amant allaient se mettre d’accord sur la relation qu’ils allaient désormais entretenir avec la femme et quand ça arrivait enfin, on voyait ça au loin, sans entendre ce qu’ils se disaient…. C’est malhonnête. Je ne veux pas me trouver d’échappatoire et si je vous parle d’un truc, il faut que ça y soit.Comme le vol miraculeux des cigognes dans La Grande Bellezza ?  Oui. C’est une règle de cinéma qui me semble intangible : il doit y avoir des rendez-vous et tu dois les honorer.Tout ça devrait rendre vos films grands publics finalement. D’ailleurs, là, avec ce casting de star internationale, votre Oscar, une dimension plus universelle, de l’humour et une structure plus linéaire, on a l’impression que vous devenez mainstream. C’était l’idée ? Ce n’est certainement pas comme ça que je réfléchis. Quand je commence un film je n’ai que deux principes : 1/ je dois être le plus honnête possible, établir un rapport vrai aux choses que je traite et 2/ faire en sorte que le film me plaise, à moi. Youth n’a jamais été pensé comme un film grand public. L’ironie, c’est que j’ai commencé le film en me disant qu’il devait être à conçu à l’opposé de La Grande Bellezza. Je voulais faire un film simple, linéaire, quasi banal (là où le précédent était baroque, plein et complexe). Mais je pense que je n’ai pas réussi ça du tout. Contrairement à l’idée initiale de simplicité, le film a développé sa propre complexité. Quant à mes comédiens… je ne les vois pas comme des stars, mais comme d’excellents acteurs. J’aurais pu prendre de vraies stars qui veulent travailler avec moi, mais ce n’est pas ce que j’ai fait. Et ne vous trompez pas non plus sur le pouvoir de l’Oscar. J’ai vu beaucoup de cinéastes faire des films moins bons après une telle récompense. J’essaie de ne pas trop y penser sauf quand je vais voir des producteurs. Si… Si, ça a changé une chose : les critiques sont peut-être encore plus dures avec moi. Mais comme je vous disais : le conflit me plait bien. C’est mieux d’avoir des gens contre toi qu’un chœur unanime qui salue ton travail tout le temps…Interview Gaël GolhenYouth de Paolo Sorrentino avec Michael Caine, Harvey Keitel, Rachel Weisz, Paul Dano sort le 9 septembre dans les salles.