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Il entre dans le film comme par effraction. On ne regarde pas Sicario à travers ses yeux mais ceux d’Emily Blunt et d’ailleurs, il arrive après 20 bonnes minutes de film. On l’entre-aperçoit fugitivement sur le tarmac de la base de l’Air force américaine puis il s’assoit brutalement dans le jet privé qui emmène le personnage de Blunt, un agent de terrain du FBI entraînée dans une opération nébuleuse à la frontière mexicaine, dont elle mettra beaucoup de temps à comprendre les enjeux. Elle se présente, il lui tend la main mais ne lui rend pas la politesse. L’identité et le passé du personnage, ce qu’il fait vraiment là, resteront mystérieux pendant les deux premiers tiers du chef d’œuvre (on pèse nos mots) de Denis Villeneuve, ce qui donne à Benicio Del Toro la liberté de pratiquer son jeu avec toutes les notes connues de l’ambiguïté. Et tous les instruments possibles. Jusqu’au bout.

Sicario, la première claque de la compète 

On connaît le charisme de l’acteur portoricain mais on sait aussi qu’il n’est pas toujours utilisé à sa juste valeur. Celui qui avait eu un prix d’interprétation à Cannes pour le Che renoue avec le monde des cartels qui hante sa filmo depuis 1989 et son premier vrai rôle au cinéma dans Permis de tuer, où il était l’homme de main du baron de la drogue que poursuit James Bond. En 1990, il enchaînait avec la mini-série Drug Wars produite par Michael Mann, où il incarnait encore un trafiquant. Quand il passe dans l’autre camp devant la caméra de Steven Soderbergh dans Traffic, l’Académie lui décerne l’Oscar du meilleur second rôle. On l’avait d’ailleurs quitté récemment sur ce champ de bataille, dans la peau du narco des narcos, Pablo Escobar, rôle taillé pour lui que Paradise Lost sous-exploitait pourtant en le reléguant au second plan – même si l’acteur volait évidemment le film. Mais dans Sicario, qui est devenu instantanément ce matin le film définitif sur la guerre sans issue contre les cartels, et lui offre du coup le rôle définitif en la matière, il parvient à n’être dans aucun des deux camps. Ici, les planètes s’alignent et les talents s’unissent dans une extraordinaire harmonie. L’écriture du personnage qu’il compose est d’une complexité fascinante : tour à tour homme mystère, fonctionnaire terne, tireur d’élite, bête sauvage, traqueur, on le découvre mélancolique, impitoyable, doux, barbare. Impossible d'anticiper son prochain geste, parce qu’on l’observe à travers son regard à elle, paumée dans un monde dont elle soupçonnait à peine l’existence et privée des clés pour le comprendre. La mise en scène de Villeneuve d’une virtuosité folle lui permet d’habiter tous les plans, et Del Toro transcende le tout avec une palette inépuisable de regards, une démarche de lion, une sensibilité retenue, la placidité du type revenu de loin et de tout, ses gestes, sa précision, son assurance… 

On était bluffés par le charme ravageur de Vincent Cassel dans Mon roi, la présence imposante de Vincent Lindon dans La loi du marché et on sait bien que Michael Caine et Harvey Keitel, filmés par le maître du portrait masculin Sorrentino, entrent demain dans la course. Mais dans Sicario, Benicio Del Toro atteint autre chose, un jeu qu’on ne nommera pas performance tant il ressemble à une évidence, à du pur instinct. Un talent qui transpire par tous les pores de sa peau et dont la manifestation est presque au-delà des mots. Il faut simplement le voir.

Vanina Arrighi de Casanova

Présenté en compétition à Cannes, Sicario de Denis Villeneuve avec Emily Blunt, Benicio Del Toro et Josh Brolin sortira le 7 Octobre en France