Assault
DR

Dans la cité des sacres, les films de l’Est (kazakh, russe et chinois) ont triomphé au sein d’une compétition de bon niveau.

Après une première édition entièrement numérique l’année dernière, le festival Reims Polar se déroulait enfin en physique, dans la cité des sacres et du champagne. Et après cinq jours de compétition, les jurys ont donc rendu leur verdict. Au-delà de la remise des prix, c’est à un véritable état des lieux du genre que les festivaliers ont été convié. Retour circonstancié sur une dizaine de films noirs et bien serrés. 
 

Grand Prix
Assault, de Adikhan Yerzhanov (Kazakhstan)

Prix du Jury ex-aequo
Are you lonesome tonight ? de Wen Shipei (Chine)
The Execution, de Lado Kvataniya (Russie)

Prix Spécial Police
The Execution, de Lado Kvataniya (Russie)

Prix de la Critique
Assault, de Adikhan Yerzhanov (Kazakhstan)

Prix du Public
The Generation of evil, d’Emilis Velyvis (Lituanie)

Prix du Sang Neuf
Cadejo Blanco de Justin Lerner (Guatemala)

Prix du Sang Neuf du Jury Jeunes de la Région Grand Est
Des feux dans la plaine, de Zhang Ji (Chine)

Le bon roman noir est un roman social, un roman de critique sociale, qui prend pour anecdote des histoires de crimes, mais qui essaie de donner un portrait de la société”, disait Manchette, le pape du néo-polar. A Reims, la sélection a montré que le cinéma pouvait aussi répondre à cette injonction. A peu de choses près, les crimes à l’écran étaient effectivement anecdotiques, et les polars en compétition s’intéressaient moins à la psychologie d’individus, qu’aux rapports sociaux, au mensonge social, à l’idéologie. Ils dialoguaient avec l’Histoire et fouillaient régulièrement les racines du mal, particulièrement celles de l’Est…

A l’est du nouveau 

Ce fut en effet la surprise de cette édition. Sur les dix films de la compète, quatre provenaient d’anciennes Républiques Soviétiques. Alors que la guerre continuait de faire rage en Ukraine, ces échos venus d’Europe orientale étaient assourdissants. Bien calés dans les sièges de l’Opéraims (superbe cinéma restauré art déco) les festivaliers étaient rattrapés par les images de Bucha ou de Kiyv quand ils rallumaient leur smartphone. Mais en regardant la sélection ils n’en étaient jamais très éloignés. De manière parfois littérale : par exemple lorsqu’on vit apparaître en vidéo Oleg Sentsov, cinéaste ukrainien venu présenter son film en treillis. Le cinéaste introduisait Rhino en expliquant qu’il ne pouvait pas être à Reims parce qu’il défendait son pays… Glaçant. De fait, Rhino, Assault, The Generation of Evil et The Execution n’étaient pas que de simples propositions de cinéma - originales, explosives ou radicales. Il s’agissait aussi, à différents titres, de témoignages sur ce qu’il se passe là-bas.

Rhino par exemple raconte l’ascension et la chute d'un jeune gangster ukrainien baraqué comme un buffet breton et à l'air aussi commode qu'un doberman sous coke. Mais le film est clairement conçu comme une métaphore d’un pays embarqué dans une spirale auto-destructrice après l'effondrement du bloc, et le parcours symbolique de Rhino pose au fond une seule question : comment se sortir d’une violence ancestrale ? Peut-on expier ses péchés et mettre fin à la barbarie annoncée ? Dans une mise en scène aussi balèze que démonstrative, transcendée par un acteur fabuleux, le film suit d’abord les codes du film de mafia (on est à mi-chemin entre Le Parrain de Hong Kong et Les Affranchis), slalome entre les scènes de fusillades et les orgies dans les saunas, avant de passer à un dernier mouvement, une coda plus symbolique qui ancre Rhino dans la parabole. Claque noire, aussi dense qu’ambitieuse, Rhino est étrangement reparti bredouille de Reims.

THE EXECUTION
THE EXECUTION / The Jokers Films

Dans un autre genre, c’est un film russe présenté en fin de festival qui allait remporter le Prix du Jury et le Prix Spécial Police. Premier long d’un cinéaste au talent éclatant, The Execution suit le parcours d’un flic à la poursuite d’un serial killer. En collant au plus près du chasseur, ce long métrage donnait à voir les expériences d’une équipe d'enquêteurs, suspendus au bord de trous noirs, tentant de sonder l'impensable. Comme Rhino, le film de Lado Kvataniya est une métaphore des bouleversements politiques récents. Situé entre le début des années 80 et 1991, chapitré par date, The Execution avance par des allers-retours successifs dans le temps. Déployée sur une décennie, l’affaire va rendre fou ceux qui ont voulu la dénouer et on emprunte avec les flics des chemins qui ne mènent nulle part. Ces culs-de-sac déductifs, ces puzzles de preuves manquantes et les impasses procédurales, racontent l’impuissance de personnages en train de couler méticuleusement… Mais : “l’écran est le miroir des spectateurs, expliquait le réalisateur venu présenter son film. Le miroir des spectateurs, et aussi celui d’une certaine Russie”. Au chaos intérieur des flics répondait effectivement le marasme d’un pays livré à la violence aveugle, à l’arbitraire, et aux obsessions morbide insatiables. Les sauts temporels permettaient de reconstituer le puzzle d’une société soviétique au bord de l’implosion, rongée par les mensonges et les faux semblants. On pensait beaucoup à Mindhunter, Zodiac et Se7en notamment parce que, comme chez Fincher, l’assassin est ici une nouvelle version de la baleine blanche, l’expression de la folie et de la frustration d’un homme, et peut-être d’un pays... Film coup de poing, brassant beaucoup de thèmes (trop peut-être, c’est son principal défaut), utilisant sa structure complexe (trop également) pour maintenir la tension pendant plus de deux heures, The Execution imposait néanmoins la vision d’un cinéaste clinique embarquant les spectateurs dans une étrange équipée au royaume de la frustration et de la vengeance.

Reparti avec le prix du Public, The Generation of Evil frappait quant à lui par son énergie rock. Le film raconte l’histoire d’un groupe de notables éliminés un à un par un étrange serial killer (encore un, oui). Nous ne sommes pas en Russie mais en Lituanie et quand un juge et le prêtre du coin sont assassinés par un tueur mystérieux, c’est le passé soviétique qui explose à la gueule des habitants de Vilnius. Un flic brutal et la maire vont s’allier pour trouver l’assassin et en cours de route ils vont devoir affronter leurs propres turpitudes… Grand barnum clipesque, trip peuplé de figures grimaçantes, hérissé de stridences rock, glissant de lueurs glauques en néons irradiants comme un Hollywood Night des 90s, The Generation of Evil empile les séquences énergisantes sans jamais dépasser les limites de son script convenu. C’est plus ou moins amusant (une scène d’autopsie grand guignol), plus ou moins inspiré (la scène de viol sous influence Gaspar Noé), mais une fois de plus ce film fonctionnait comme un tableau dantesque de la Russie contemporaine et interrogeait les racines de la violence actuelle.

Mais c’est finalement Assault, film Kazakh enneigé et illuminé par un soleil aveuglant, qui a mis tout le monde d’accord. Le jury de la compétition et le jury critique. Pas sûr qu’on se risquerait à partir en vacances dans les steppes d’Asie centrale après la vision flippante qu’en donne le réalisateur. Assault raconte lui aussi un pays gangrené par la corruption et les abus de pouvoir (l’irruption des flics à la fin), miné par la pauvreté et peuplé de types débonnaires incapables…. Pourtant, pour parler de tout ça, Yerzhanov préfère la satire au réquisitoire. Assault avance sur un mode absurde et décrit la prise d'otage d'une école par des hommes masqués. Comme les routes sont bloquées et que la police ne peut pas intervenir, les adultes vont s'organiser pour venir au secours des élèves prisonniers. Cela se fait au prix d’une effusion de sang et d’événements surréalistes, ce monde de brutes recelant une bonne dose de ridicule et de romantisme désespéré. C’est stylé, triste, déroutant, dépaysant. Ca avance entre le western (on pense à Hawks et Carpenter comme le faisait remarquer Philippe Rouyer avant de remettre le prix de la critique), le slapstick (des effluves de Tati) et le noir (le cinéaste a biberonné les films déjantés des frères Coen). Et le sens puissant du cadre, la maniaquerie jubilatoire (un tuyau d’abord source de gag devient une arme fatale) ainsi que l’approche surréaliste du genre expliquent que le film reparte avec le prix de la critique et le grand prix du Jury.

ARE YOU LONESOME TONIGHT?
ARE YOU LONESOME TONIGHT? / ARP SELECTION

L’Espagne et l’Asie en pause et des masterclass

Si on a pu constater la renaissance du polar oriental, l’autre surprise fut de constater que les deux régions du monde habituellement pourvoyeuses de polars faisaient cette année pâle figure. Alors que le festival honorait le cinéaste Rodrigo Sorogoyen pour sa filmo noire, la compétition abritait deux films espagnols qui ont tous les deux déçus. Tros, filmé en 4/3 souffrait d’un scénario bancal qui entendait mélanger la tragédie filiale et le drame paysan sans parvenir à exploser son cadre étouffant et son histoire finalement banale. Quant à The Daughter (l’histoire d’une relation étrange entre un couple sans enfant et une jeune femme perdue et enceinte), le film hésitait à choisir son camp et ses personnages (mystère ou slasher ? La fille ou le couple ?), se débarrassant d’intrigues et de protagonistes de manière un peu nonchalante, s’abollissant par ailleurs dans une fin décevante. 

Côté Asie, le coréen de l’étape, Midnight Silence, patinait un peu. Pour rehausser un scénario classique (un serial killer s’attaque à des jeunes femmes seules), le film faisait d’une des victimes une sourde muette, exhausteur de gout qui masquait mal le recyclage de recettes déjà éprouvées (chasse à l’homme nocturne, violence graphique, serial killer très méchant…). Restait Are You Lonesome Tonight qui a redonné un peu de couleur au cinéma asiatique. Après avoir renversé un homme avec sa camionnette, un jeune type est rongé par les remords et décide de rencontrer la veuve de sa victime… Avec ses récits enchassés et son esthétique soyeuse, le film de Wen Shipei avançait en équilibre entre les codes du polar asiatique et le cinéma sensuel de Wong Kar-wai. Plus contemplatif et voluptueux que véritablement violent, ce beau film noir explorait la quête existentielle d’un homme ordinaire, et a décroché un Prix du Jury.

Au-delà de cette sélection, Reims Polar fut aussi l’occasion de quelques rencontres et hommages mémorables. Le réalisateur et scénariste américain Walter Hill a raconté ses débuts sous le double parrainage de Sam Peckinpah (qui filme en 1972 son script de Guet-apens, avec Steve McQueen) et de Charles Bronson (rôle principal de son premier film, Le Bagarreur) ; il est aussi revenu sur son dépoussiérage du grand cinéma classique américain, remis au goût du jour grâce à une bonne dose de pessimisme et d’ironie (revoyez Sans Retour, Les Guerriers de la nuit ou 48 heures). De son côté, l’autre hommagé de Reims, Martin Campbell, présentait les premières images de son dernier thriller (Memory avec Liam Neeson) et racontait les déboires qu'il avait rencontré pour produire ce film. Enfin, grand moment du festival, Vincent Lindon dispensa une masterclass électrique de plus de deux heures, durant laquelle il se confia comme jamais. 

En liant le cinéma d’hier à celui d’aujourd’hui, en proposant des hommages célébrant les maîtres du passé tout en présentant les nouvelles tendances cette deuxième édition de Reims Polar a montré la vitalité et la puissance d'un genre toujours plus nécessaire dans le monde qui nous entoure...