Interview fleuve avec l’acteur sur la métamorphose la plus dingo de sa carrière.
Article initialement publié dans Première n°499, septembre 2019.
Nous le repartageons ce week-end à l'occasion de la première diffusion en clair du film de Todd Phillips : rendez-vous dimanche à 21h10 sur TF1 pour (re)voir Joker. Cette programmation tombe bien, à l'heure où le nouveau film Batman de la Warner Bros cartonne au cinéma.
On ne sait jamais dans quel état on va trouver Joaquin Phoenix. L’époque où il faisait systématiquement passer un mauvais quart d’heure aux journalistes, marmonnant des réponses monosyllabiques en se tortillant sur son fauteuil, est pourtant loin. Depuis son come-back avec The Master, en 2012, qui brisait un silence de plusieurs années, il a enchaîné les rôles, tournant à une cadence inédite (quatre films avec lui sont sortis en France en 2018) et jouant le jeu de l’interview avec bien meilleure grâce qu’avant. Pas comme s’il s’était résigné, mais plutôt apaisé, bien dans ses baskets (en l’occurrence, des Converse noires, toujours). Mais on n’est jamais à l’abri d’un dérapage… Lors de la tournée promo des Frères Sisters, il y a un an, il était apparu maigre comme un clou, l’air soucieux, fuyant… Déjà in character. Dans la peau du Joker.
Il faut dire que, pour un acteur qui a l’habitude de s’immerger à fond dans ses rôles, Joker est un sacré morceau. Joker, ou plutôt Arthur Fleck (c’est le nom du personnage dans la version qu’en propose aujourd’hui Todd Phillips), homme sans qualités qui vivote comme clown et apprenti comédien de stand-up dans le Gotham sauvage et brutal du début des années 80, passant ses soirées à s’occuper de sa mère malade et à rêvasser devant le late show de Murray Franklin (Robert De Niro). De Jack Nicholson à Jared Leto en passant par Heath Ledger, on sait que les incarnations cinéma du Joker sont prétextes aux prestations les plus folles, éruptives, inquiétantes et explosives. On se doute que Joaquin Phoenix ne s’est pas emparé du rôle pour en tirer quelque chose de banal. Rendez-vous a été pris dans un hôtel chic de Los Angeles, à deux pas de Sunset Boulevard. L’homme qui débarque dans la pièce est, physiquement, l’opposé d’Arthur Fleck : bronzé, souriant. Remplumé. Ouf… Il a l’air d’avoir envie de parler.
Première : Quand vous êtes venu en France l’année dernière…
Joaquin Phoenix : Attends, pardon, je t’arrête tout de suite. J’étais en France l’année dernière ?
Oui, juste après le Festival de Berlin, pour la promo du film de Gus Van Sant…
OK. Merde, alors… aucun souvenir. Et qu’est-ce que j’ai fait là-bas ?
C’était le moment où tous les journalistes vous demandaient si vous alliez accepter le rôle du Joker. Et vous noyiez le poisson, vous faisiez semblant de ne pas savoir du tout de quoi on vous parlait… C’est amusant de mener la presse en bateau ou, au contraire, est-ce que c’est le pire aspect du métier ? Esquiver la même question du matin au soir…
C’était quand, tu dis ? Juste après Berlin ? Non, non, je ne menais personne en bateau ! A l’époque, je ne savais vraiment pas si j’allais accepter le rôle. Je n’ai pris ma décision que quelques semaines plus tard, je crois. D’ailleurs, même quand j’ai fini par dire oui à Todd Phillips, je n’étais toujours pas sûr que c’était une bonne idée !
A quel moment vous êtes-vous dit que vous aviez pris la bonne décision ?
Bah, jamais, en fait, et c’est ça qui est bien. Il ne faut pas avoir ce genre de certitudes. J’ai accepté le rôle parce que j’avais envie de prendre le risque, de tenter l’expérience. Ce sont les conversations que j’ai eu avec Todd qui m’ont convaincu. Il avait l’air déterminé à proposer quelque chose d’audacieux, à tourner le film de façon un peu expérimentale et il était dans une position où il n’avait de comptes à rendre à personne. Ça a été un long processus pour moi. Je me suis beaucoup interrogé. J’ai même forcé Todd à me faire passer une audition. J’ai voulu qu’on auditionne le rire.
Racontez-nous…
Si je ne trouvais pas le rire du Joker, autant laisser tomber tout de suite ! J’ai appelé Todd pour lui demander de passer à la maison : « Je vais essayer le rire devant toi, comme ça si ça ne marche pas, on sera fixé. » Il est venu, et c’était atrocement embarrassant, parce qu’il était sur le canapé en train de me regarder, et j’ai mis un quart d’heure à sortir ce putain de rire. Lui me disait : « Tu sais, c’est pas grave si t’y arrives pas. Tu as déjà le rôle. » Mais je voulais le faire. Pour être sûr. Ça a été un des moments déterminants.
Il y en a eu d’autres ?
Dans le script, il y avait deux scènes où Joker dansait. Donc ce chorégraphe, Michael Arnold, est venu travailler avec moi, et ça m’a un peu embêté parce que, normalement, j’aime pas trop, euh…
Travailler avec des gens ?
Voilà ! (il explose de rire) Il a commencé à me parler du « vocabulaire de la danse », il voulait m’enseigner ce vocabulaire, ça me paraissait excessif pour deux petites scènes de rien du tout, mais il a m’a montré des vidéos et j’ai complètement flashé sur l’une d’entre elles : Ray Bolgier, The Old Soft Shoe. Je me suis dit : « voilà, c’est ça. » Il y a une arrogance dans ce numéro… Et ce mouvement (il relève le menton et met sa main en l’air de façon très gracieuse, index pointé vers le ciel) que je lui ai complètement volé, je le confesse… La danse a fini par prendre une place de plus en plus importante dans la composition du personnage. Sans parler du disco.
Du disco ?
Pas les mouvements du disco à proprement parler, mais ce feeling d’euphorie que le disco provoque. Ce sentiment envahit Arthur au moment où il bascule définitivement dans la peau de Joker. Au Festival de Toronto, j’étais allé à la première d’un film en oubliant d’éteindre la télé dans ma chambre d’hôtel et quand je suis rentré, il y avait cette musique disco qui tournait en boucle. J’ai commencé à danser… Un autre moment clé.
Que représentait le Joker pour vous, avant le film ?
Ma première rencontre avec le personnage, c’était dans le roman graphique Arkham Asylum, dans les années 80. J’ai vu le Batman de Tim Burton quand j’étais gamin, The Dark Knight de Nolan à sa sortie… Mais je ne me suis servi d’aucune des prestations précédentes comme source d’inspiration. J’avais envie de repartir de zéro. J’adore l’idée que le Joker représente quelque chose de différent pour chacun d’entre nous. Moi, j’aime son irrévérence. Cette ironie. Tu sais, il y a cette phrase qu’on entend parfois : « Sois toi-même ». Et bien, pour le Joker, être soi-même, ça signifie foutre le bordel ! (Rires) Il est libre et il y a quelque chose d’attirant là-dedans. Il a l’air tellement cool, putain ! Dans le film, il est de plus en plus à l’aise et gracieux au fur et à mesure du récit. On ressent de l’empathie pour sa souffrance, son insatisfaction. Mais attention, hein, les remèdes qu’il propose à cette insatisfaction sont totalement inacceptables. C’est un super-méchant avant tout. Et moi, je suis un putain de pacifiste.
Ça fait longtemps que l’industrie frappe à votre porte pour vous convaincre de rejoindre le monde des super-héros. Marvel pensait à vous pour Doctor Strange. C’est impossible d’y échapper, aujourd’hui, pour un acteur américain ?
Non. Pas du tout. On est libres, personne ne nous oblige à rien. Je connais plein d’acteurs qui ne font pas de films de super-héros et qui se portent très bien. C’est le genre dominant du moment, c’est tout, comme l’a été le western à une époque. On ne peut pas dénigrer le genre par principe. Regarde la science-fiction : dans les années soixante, c’était ce que c’était, avant que Kubrick ne réalise 2001, l’Odyssée de l’espace, le film le plus hallucinant de tous les temps. L’histoire des comics est d’une richesse folle. On peut y lire les soubresauts de la politique et de l’économie américaines au temps de la Seconde Guerre mondiale, du Vietnam, des changements sociaux des sixties et des seventies… On considère parfois les comics comme simplistes – et ça arrive qu’ils le soient – mais ils offrent aussi la matière pour une exploration passionnante de la nature humaine. Il n’y a pas de limites à ce qu’on peut en faire. La seule limite, c’est le degré de liberté qu’un studio accorde à un réalisateur. Et Todd, en l’occurrence, avait carte blanche.
Ce qui n’était pas forcément le cas des cinéastes qui vous courtisaient avant…
Les films qu’on m’avait proposés jusqu’à présent dans le genre traçaient tous une frontière très nette entre qui est bon et qui est méchant. Ça ne m’excite pas beaucoup car je ne crois pas que ça reflète vraiment le monde dans lequel on vit. Ces films sont sympas, hein, très fun, j’aime bien les regarder. Mais y participer en tant qu’acteur, non, ça ne m’intéresse pas, car je sais que je ne serai pas mis en difficulté en les faisant.
Il faut toujours que ce soit un challenge ?
Oui ! Sur Joker, on avait la liberté de tenter des choses, on passait nos journées à se planter, à recommencer. Le soir, avec Todd, on passait des heures à échanger des messages pour esquisser des pistes de travail pour le lendemain. Tout le tournage s’est fait comme ça, dans un état de transe.
Vous êtes d’une maigreur inquiétante dans le film, comme à l’époque de The Master…
Oui, en plus, je m’étais juré de ne plus jamais reperdre autant de poids ! Arthur Fleck prend des médicaments et j’ai lu des commentaires en ligne sur leurs effets secondaires. Certains parlaient de perte de poids, d’autres de prises de poids… Prendre du poids, ça m’allait (Rires) Mais Todd préférait que j’ai la peau sur les os. Donc, j’ai replongé. Ça m’inquiétait parce que j’avais des souvenirs vraiment terrifiants de The Master. A l’époque, quand je me retrouvais en bas d’un escalier, je me disais parfois que je n’allais pas réussir à le grimper.
Vous gardez des stigmates physiques de vos rôles ?
Comment ça ?
Est-ce que votre corps se souvient des conditions physiques dingues dans lesquels vous vous mettez quand vous jouez ? Quand je regarde The Master, j’ai mal pour vous, je me dis que vous avez dû vous casser le dos…
C’est marrant que tu dises ça, parce que peu de temps après The Master, j’ai effectivement eu un problème de hernie discale, et le toubib m’avait demandé si je m’étais blessé. Non, pourtant, je n’avais subi aucun choc, je m’étais juste réveillé un matin comme ça. Je n’avais pas fait le lien à l’époque. Est-ce que c’est possible que ce soit The Master qui ait provoqué ça ? Je ne sais pas…
Il y a cette idée de la douleur, de la souffrance, qui traverse votre filmographie. Vous avez même joué Jésus récemment… Pourquoi cette obsession ?
Bah, c’est le principe même du métier d’acteur, non ? Questionner la condition humaine et exprimer de l’empathie. Ou alors tu ne tournes que dans des films d’espionnage, tu te balades autour du monde et tu tues des gens. Ou dans des comédies romantiques. Quelles autres options reste-t-il ? Il faudrait être la personne la plus insensible au monde pour ne pas constater qu’il y a de la douleur et de la souffrance partout autour de nous. J’ai eu la chance de grandir dans une famille exceptionnelle, aimante, j’ignore ce que ça signifie que de ne pas être soutenu, entouré. C’est peut-être pour ça que je suis si sensible à la solitude des personnages que j’incarne. Et puis, il se trouve que les choses m’affectent terriblement. Quand je lis le journal, si je tombe sur un article parlant d’un événement tragique, ce n’est pas une simple information pour moi. Je la ressens viscéralement, ça me tord le ventre, j’ai une réaction émotionnelle intense. En tant qu’acteur, je veux explorer ça. Voilà pourquoi j’aime Joker : il y a tout dedans. La tristesse, la douleur, mais aussi la joie irrévérencieuse, les mots d’esprit, la dinguerie… Que demander de plus ? Je pense souvent aux musiciens que j’adore. John Lennon, par exemple. Dans son art, il aura exploré tout le spectre des émotions humaines. Et à l’inverse, il y a… non, je ne vais pas citer l’antithèse de John Lennon, je ne veux offenser personne ! Mais disons la pop bubblegum. Ça peut être sympa à fredonner mais je ne voudrais pas participer à la création de trucs pareils, je crèverai d’ennui, ça me rendrait malade. Je ne sais pas si ce que je raconte est clair…
Très clair…
Voilà pourquoi je suis attiré par ce genre de personnages. Je veux une expérience complète, totale. Je ne pourrais pas jouer dans une comédie romantique. Je me ferais chier au bout de quelques jours ! Ce n’est pas pour dire que ce n’est pas difficile à faire, mais c’est juste pas pour moi. Je précise que s’investir totalement dans un rôle ne signifie pas que l’expérience elle-même doit être sinistre et déprimante. Sur le tournage de The Master, on se marrait comme des dingues avec Phil (Seymour Hoffman) et Paul (Thomas Anderson). Pareil pour Joker.
Comment s’est passée la rencontre avec De Niro ?
C’est terrible, ce genre de moment. Tu es heureux de rencontrer quelqu’un que tu admires mais quand ce jour arrive, tu es immergé dans le travail, tout va très vite… En plus, je ne suis pas franchement le genre à faire la conversation, en plus, dans ces moments-là. Avec De Niro, il y a eu trois jours de tournage et je ne sais pas, euh… (Il réfléchit)… Je ne lui ai pas vraiment parlé en réalité.
Joker est nourri du souvenir de deux films de Scorsese, Taxi Driver et La Valse des Pantins. Je me trompe, ou La Valse des Pantins est un film qui a beaucoup compté pour vous ? On trouve des échos de Rupert Pupkin dans pas mal de vos personnages, ce côté à la fois bouffon et déchirant, notamment dans Two Lovers de James Gray…
La vérité, c’est que je ne connais pas ces films si bien que ça… Quand j’avais une quinzaine d’années, mon frère (River Phoenix) m’a fait découvrir Taxi Driver, Raging Bull et La Valse des Pantins, à quelques mois d’intervalle. A l’époque, ça a complètement changé la façon dont j’envisageais le cinéma. Du coup, je pensais connaître ces films. Mais quand je les ai revus récemment, notamment Taxi Driver à la fin du tournage de Joker, je me suis rendu que j’avais quasiment tout oublié. Bon, ils ont bien sûr eu une influence. Ce sont les fondations du cinéma américain moderne ! Demander à un acteur s’il a été influencé par De Niro, c’est comme demander à un musicien s’il a été influencé par les Beatles. Forcément, il l’a été, ne serait-ce qu’à un niveau inconscient. Je ne suis pas le genre à modeler mes interprétations sur le souvenir de tel ou tel film. Mais là, quand je t’ai entendu citer Rupert Pupkin et James Gray dans la même phrase, j’ai eu un flash. Tu dois avoir raison, on a forcément parlé de La Valse des Pantins un jour avec James…
Vous vous êtes remis de votre prix d’interprétation cannois pour A Beautiful Day ? Vous aviez l’air tellement surpris…
Ouais, j’en revenais pas ! (Rires) Je ne suis pas à l’aise avec l’idée d’être isolé du reste de l’équipe, pointé du doigt. Peut-être parce que je viens d’une grande famille où on partageait tout. Gamin, je n’ai jamais fait de sport, je ne participais pas aux compétitions de base-ball… J’ai l’impression que beaucoup de gens développent cet esprit de compétition dès l’enfance. Cette idée qu’il faut affronter les autres, sortir de la mêlée pour être applaudi. Ce n’était pas du tout présent chez nous. Je discutais avec ma mère l’autre jour, et elle m’a raconté ce jour où ma sœur et moi, enfants, avions tous les deux passé une audition pour des rôles dans la même série télé. Ma sœur avait été engagée, pas moi, et quand je l’ai su, j’avais dit : « au moins, l’un d’entre nous a été pris. » On était élevés comme ça, avec l’idée qu’on agissait d’abord dans l’intérêt de la famille, plutôt que pour soi-même. Donc, à Cannes, j’étais un peu gêné… D’autant plus que, là-bas, on ne sait jamais comment la cérémonie va se dérouler. La première fois que je suis allé y présenter un film (The Yards, de James Gray, en 2000), on nous avait fait revenir pour la remise des prix, du coup tout le monde prédisait qu’on allait gagner quelque chose. Sauf qu’on était reparti bredouille. Là, pour A Beautiful Day, je m’étais dit que c’était pour Lynne (Ramsay, la réalisatrice, qui a effectivement remporté le prix du scénario). Bon, c’est comme ça, les gens adorent la compétition…
Hollywood aussi adore la compétition, toute l’industrie vit pendant six mois au rythme de la saison des prix…
C’est vrai. Mais il y a tellement de films qui sortent, ils ont besoin des cérémonies ou des festivals pour exister, faire parler d’eux. Je reconnais l’importance des prix et je respecte ça. Il y a aussi quelque chose d’assez beau dans l’idée d’être reconnu par ses pairs.
Si Joker est un succès, ils vont vouloir que vous rempiliez pour un deuxième film, puis un troisième… Vous êtes prêt ?
Ça va dépendre du public. Ça ne m’inquiète pas trop car je pense que le pouvoir de fascination du personnage est sans fin. Il peut s’épanouir dans plein d’environnements différents. Une suite cherche en général à reproduire ce qui a marché dans le premier film, mais avec Joker, on pourrait aller vraiment n’importe où. Pour fêter la fin du tournage, j’ai pris vingt classiques de l’histoire du cinéma, j’ai photoshoppé la photo du Joker sur chacun d’eux et j’ai offert le tout à Todd. Rosemary’s Baby, Le Parrain, Chantons sous la pluie… C’était une manière de dire : on peut mettre le Joker à toutes les sauces. Dans une comédie musicale, n’importe où, il y a de quoi faire. On peut l’emmener partout.
Joker 2 : The Musical ?
(Rires) Et pourquoi pas ?
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