Maintenant que Godzilla X Kong cartonne au cinéma, nous partageons notre interview de deux spécialistes des Kaiju. A lire aussi dans Première n°550 (avec S.O.S Fantômes La Menace de glace en couverture).
Quelques semaines après le succès fulgurant et inespéré du japonais Godzilla Minus One, débarque Godzilla X Kong, énorme blockbuster dont le carton annoncé devrait installer la grosse bête au sommet de notre star-system. Pourquoi le monde entier s’est-il soudainement pris de passion pour elle ? Deux spécialistes des monstres plus ou moins gluants nous éclairent.
Par Romain Thoral
Adam Wingard : "Mon Godzilla est un peu l’incarnation de Barbenheimer, une créature atomique rose fluo !"Il y a quelques numéros de cela, le magazine que vous tenez entre les mains célébrait l’apparition tardive dans nos contrées (et uniquement au rayon vidéo) du sidérant Shin Godzilla d’Hideaki Anno réalisé en 2016. Nous en profitions pour faire remarquer que La France n’avait jamais vraiment été une véritable terre d’accueil pour le lézard radioactif et alors que Godzilla Minus One, nouvelle itération du gros reptile par le studio Toho, venait tout juste de sortir au japon, Première affirmait ceci « Ce film-là ne se destine quasi exclusivement qu’au seul public de l’archipel et surement pas aux multiplexes occidentaux ».
Bilan : le film de Takashi Yamazaki est devenu un phénomène mondial, rapportant plus de 100 millions de dollars à l’international, dont 60 aux États-Unis. En France, il a été diffusé de manière très singulière : d’abord façon blitzkrieg, le 7 et le 8 décembre 2023, puis, suite à un succès et un buzz pas forcément anticipé, il a fini par réapparaitre le 17 janvier 2024 pour quatorze jours et pas un seul de plus. En fin de course, Minus One aura tout de même attiré un peu plus de 175 000 spectateurs. Des chiffres assez fous, qu’il faut mettre en perspective avec les 4000 malheureux tickets vendus ici il y a vingt ans pour Godzilla Final Wars, dernier volet de la saga à avoir sur trouver un chemin jusqu’à nos salles.
À peine le temps de prendre un peu de recul sur ce succès, que, rebelote, le monstre ressurgit déjà dans nos multiplexes avec Godzilla X Kong, le Nouvel Empire d’Adam Wingard, cinquième épisode ciné du MonsterVerse de la Warner, et énième relecture hollywoodienne de la bête, qui pourrait bien refaire sauter le tiroir-caisse international. Comment expliquer cette obsession globale pour une créature aussi typiquement japonaise ? Ne risquerait-elle pas de laisser un peu de ses écailles dans ce grand barnum mondialisé ? Cette fois la rédaction de Première a préféré s’entourer de spécialistes pour évoquer le sujet. D’un côté Fabien Mauro, auteur de Kaijus, Envahisseurs et Apocalypse : L’Âge d’or de la science-fiction japonaise, énorme bouquin assez définitif sur le genre, et de l’autre Julien Carbon, ex-journaliste, ex-scénariste exilé à Hong-Kong, ayant travaillé, avec son compère Laurent Courtiaud, sur deux projets autour du gros lézard pour le réalisateur Tsui Hark. Mieux qu’un combat de monstres, un dialogue à bâtons rompus entre deux sommités.
Godzilla Minus One est un étonnant blockbuster rétro et endeuillé [critique]Premiere : Alors que Godzilla X-Kong s’apprête à sortir en salles, on a aujourd’hui l’impression que le reptile est devenu encore plus célèbre et désirable que le gorille. Est-ce que vous ressentez la même chose ?
Fabien Mauro : C’est discutable, mais il est vrai qu’à l'approche du 70e anniversaire de Godzilla, on peut constater que la Toho, le studio japonais qui en possède les droits, mène les choses de main de maître en matière de licensing. On vient d'assister au succès assez surprenant de Minus One qui est carrément nommé aux Oscars des meilleurs VFX. S’il gagne, Godzilla va donc devenir une licence oscarisée, ce qui va complètement changer sa valeur commerciale... (le film a depuis remporté la statuette, ndlr) Par ailleurs les célébrations du 70e anniversaire vont se poursuivre avec ce projet américain, Godzilla X Kong, cinquième opus du MonsterVerse, qui prolonge la récente série Monarch sur Apple TV +. Enfin, le film original d’ishiro Honda a été restauré en 4K et montré à la dernière Berlinade, tandis que le livre officiel de la saga a été publié un peu partout dans le monde chez Huginn et Munnin. On a l’impression que ça ne s’arrête plus !
Julien Carbon : Si la question est : surpasse-t-il désormais King Kong en termes d’intérêt commercial ou artistique et bien je pense que oui. Parce que Kong ne possède au fond qu’un seul univers, le sien, c’est-à-dire celui du film d'origine. Les déclinaisons n'ont pas amené un nouveau bestiaire, alors que chez Godzilla, il y a des antagonistes célèbres comme Mothra, Rodan ou King Ghidorah... Traiter le personnage et le monde de King Kong, c'est beaucoup plus délicat. Godzilla se prête nettement mieux à l'exploitation. De manière assez ironique, j’ai l’impression qu’aujourd’hui Kong est intégré au bestiaire du lézard, c’est devenu une figure secondaire parmi d’autres.
FM : C’est juste et en même temps je me demande si le Godzilla américain peut survivre s’il n’a pas King Kong à ses côtés. Le deuxième Godzilla « solo » issu du Monsterverse, sorti en 2019, n’avait pas marché alors qu’il se rapprochait vraiment de ce que les fans pouvaient attendre. Depuis on a donc eu le droit à deux opus où les deux créatures cohabitent. Et c’est mieux pour l’une comme pour l’autre j’ai l’impression.
JC : Ce qui me fascine un peu avec ce MonsterVerse américain, c’est qu’ils n’ont produits que cinq volets et que ça ne se destine déjà plus qu’aux seuls enfants. Pourtant ça avait bien commencé avec le film de Gareth Edwards, qui était assez étonnant, assez singulier, et puis ça a dérapé vraiment très vite je trouve…
FM : Moi j'avais adoré le Kong Skull Island qui était un survival très nerveux, très hargneux
JC : Ah ça, désolé, je n’aime pas du tout…
FM : Je comprends. Mais les Américains sont assez malins dans leur manière de gérer leur franchise sur le long terme. Ils utilisent ici l'image du Godzilla super héroïque, protecteur de l'humanité, effectivement il plait beaucoup aux enfants. Ce n’est plus tout à fait un monstre, il ne suscite plus l’effroi. C'est un peu comme les personnages de slashers, à la Freddy, qui sont d’abord très menaçants puis finissent par devenir rigolos et attachants.
JC : Oui, et dans ce nouvel épisode, Kong et Godzilla ont l’air d’être vraiment très copains si j’en crois la bande-annonce. Les petits vont vraiment être ravis…
FM : Pour le meilleur et le pire, la trajectoire de ce MonsterVerse est assez intéressante à observer. Beaucoup de gens n'ont pas aimé l'approche de Gareth Edwards qui était basée sur la suggestion, la frustration et l’attente. Du coup ils ne sont pas allés avoir Godzilla 2 qui était, lui, tout le contraire…
JC :… avec deux trois scènes magnifiques, comme l’attaque de Rodan, et malgré de gros problèmes de rythme…
FM : … oui, et après cela, il y a eu Godzilla VS Kong, qui sort pile pendant l’ère Covid mais relance la saga grâce à un box-office chinois colossal. Il ne faut d’ailleurs jamais oublier de préciser que ce MonsterVerse est une propriété de la société Legendary Pictures qui appartient elle-même à un gigantesque conglomérat chinois, Dalian Wanda, et ceci depuis 2016. On a donc à faire en quelque sorte à des blockbusters hollywoodo-chinois.
Premiere : De fait, le risque ne serait-il pas de mondialiser complètement l’ADN de Godzilla et de lui ôter petit à petit toutes ses spécificités ?
JC : Je ne sais pas, je ne crois pas… Ce n’est pas comme si jusque-là toute la saga avait été géniale et brillante. Moi pendant des années j’ai regardé les Godzilla japonais de manière purement mécanique. C’était un peu comme les James Bond de l’ère Brosnan : ok, vu, suivant. Un beau jour arrive Casino Royale et ça relance soudainement mon intérêt, comme une décharge électrique. Cette sensation, je l’ai éprouvée en découvrant Shin Godzilla en 2016, l’un des plus grands films de la série. Un volet « autonome », mais qui rediscutait aussi toute la mythologie de la saga. Sublime, mais ça faisait très longtemps qu’on avait pas vu ca. Et puis là arrive Minus One, je ne suis pas un grand fan de ce film, mais si tu le compares à la moyenne des trente dernières années, c'est à nouveau très au-dessus de la mêlée.
FM : C'est intéressant de se dire qu'actuellement, on a deux franchises, l’une américaine, l’autre japonaise, qui sont menées en parallèle. C’est même complètement inédit. Je ne sais pas si c’est une conséquence, mais c'est vrai qu'on a l’air d’avoir échappé à une forme de standardisation qui handicapait les films japonais produits par la Toho. Donc quelque part cette mondialisation de la bête a du bon, c’est indéniable.
PREMIERE : Est-ce que finalement ce nouvel âge d’or de Godzilla, un peu comme le succès surprise d’Oppenheimer, peut s’expliquer par la crainte mondiale d’un nouveau péril atomique ?
JC : Jamais pensé à un truc pareil, ahah. C’est possible, pourquoi pas.
FM : La toute première bande-annonce du Godzilla de Gareth Edwards commençait par la phrase désormais célèbre de Robert Oppenheimer : « Maintenant, je suis devenu la mort, le destructeur des mondes ». Et ceci au moment même où Nolan travaillait main dans la main avec Legendary Pictures sur les Batman et Interstellar... Ce n’est qu’une coïncidence, bien sûr. Ce qui est certain en revanche c’est que beaucoup de spectateurs américains sont sortis de Minus One en affirmant qu’il s’agissait à leurs yeux de la suite directe d’Oppenheimer, et qu’il fallait regarder les deux films en double programme. Le grand public est donc très au courant de ce qu'incarne originellement Godzilla, c’est-à-dire le péril atomique. C’est la preuve à mon sens que l’empreinte laissée par la bête dans l’inconscient occidental est beaucoup plus profonde qu’on ne l’imagine…
Godzilla, la grande histoire du roi des monstres, chez Huggin et Munnin, en librairies.
Christopher Nolan a trouvé Godzilla : Minus One "formidable"
Commentaires