Son nouveau film, Testament, prouve que le réalisateur du Déclin de l’empire américain n’a rien perdu de son regard narquois pour raconter notre époque à travers une savoureuse comédie sur la cancel culture, qui en défrisera forcément beaucoup. Rencontre
Avec Testament, vous signez une comédie sur la cancel culture et le choc des générations entre votre héros septuagénaire et de jeunes activistes réclamant la destruction d’une fresque présente dans son Ehpad. Quelle en a été la première source d’inspiration ?
Denys Arcand : Tout part d’un article du New York Times qui racontait que des descendants d'Amérindiens se sont présentés au Musée d'histoire naturelle de New York pour exiger de ses conservateurs la destruction d’une peinture représentant l'arrivée des premiers explorateurs hollandais sur l'île de Manhattan et leur rencontre avec des Indiens car ils la jugeaient non exacte historiquement. Et les conservateurs ont choisi de recouvrir la peinture d'une énorme vitre, sur laquelle ils ont placé des petits textes précisant les éventuelles inexactitudes. La lecture de cet article a fait naître en moi l’idée qu’au fond tout l’art occidental pourrait être corrigé. Prenez La naissance de Vénus de Botticelli par exemple. Ce tableau ne représente t’il pas au fond l'exploitation indue du corps féminin ? Car on sait que Botticelli aimait les femmes qui étaient ses modèles. Pourquoi ne pas censurer du coup cette œuvre- là ? Un de mes amis avait écrit dans un scénario la phrase : « la seule solution que tu trouves de l'argent, ce serait d'aller voir un shylock », « shylock » étant un mot courant au Canada pour désigner quelqu'un qui fait des prêts sur gage. Et cet ami a reçu une lettre de la direction de Radio-Canada lui demander de retirer ce mot pour ne pas offenser la minorité juive canadienne. Sauf que Shylock, c’est Le Marchand de Venise de Shakespeare. Et que si j’arrive à passer sur le fait qu’on puisse corriger le titre des Dix petits nègres d'Agatha Christie, quand on s’en prend à Shakespeare j’ai plus de mal ! (rires) Ma zone de tolérance est franchie.
En s’attaquant à un tel sujet dans notre société de plus en plus polarisé, vous n’avez jamais hésité devant les coups à prendre ?
Absolument pas. Il me paraît de toute façon impossible de se lancer dans un projet, en s’inquiétant par avance des réactions qu’il peut susciter. Je n’écris pas en essayant de trouver un équilibre entre un camp et un autre. J’écris pour traduire en comédie ce que m’inspire la société qui m’entoure, les craintes qui peuvent parfois m’habiter et en exagérant le ridicule de certaines situations que j’ai pu observer
Votre portrait des activistes cherchant à faire disparaître la fresque murale de l’Ephad au nom de l’insulte qu’elle représenterait pour les indiens Mohawks dont les ancêtres sont représentés va forcément faire grincer des dents…
La situation des réserves indiennes est tragique au Canada avec des problèmes d'eau potable, d'alimentation en électricité, de drogue, d'abus en tout genre, d'acculturation, de maladie mentale… Ils ont donc forcément d’autres problèmes à régler que faire enlever une peinture dans un Ephad. Ceux protestent sont ceux qui s’auto- proclament « citoyens concernés ». Ce sont foncièrement des gens bons qui veulent rendre l’univers bon. Mais au nom d’une noble cause, jusqu’où peut- on aller ? La comédie me permet de pousser l’absurde de certaines situations un peu plus loin. C’est le jeu, c’est ce qui m’amuse depuis toujours : partir de la réalité et de grossir le trait. Mais je n’ai rien inventé. Sans me comparer évidemment à lui, Molière faisait la même chose dans ses pièces. Et de la même manière que les activistes de mon film ne représentent pas tous les activistes d’aujourd’hui, les médecins de l’époque de Molière n’étaient pas tous aussi cupides et stupides que ceux du Malade imaginaire ou du Médecin malgré lui !
Vous pensez donc que, contrairement à ce qu’on entend souvent, on peut toujours rire de tout ?
Oui, je pense qu'on peut rire à peu près de tout dans nos sociétés riches, heureuses, oisives, un peu perdues. En tout cas je m’y autorise et ce, je le répète, en grossissant évidemment le trait car c’est le principe même de la comédie
Vous n’avez jamais eu à subir de censure ou de protestation outrée contre l’une de vos œuvres ?
Jusqu’ici jamais même avec Jésus de Montréal, sorti pourtant au même moment que La Dernière tentation du Christ de Scorsese dont certaines salles qui le projetaient ont été incendiés ! A cette époque, je sortais du Déclin de l’Empire américain qui avait été un énorme succès en France, en Italie et en Espagne. J’étais « hot » comme on dit à Hollywood. Tout le monde voulait financer mon film suivant. Et ce même si Le Déclin de l'empire américain avait été un échec total en Angleterre, malgré le travail du merveilleux distributeur qui s'appelait Monsieur Engels, le petit fils de Friedrich Engels, le grand ami de Karl Max ! Il y a perdu sa chemise car personne n’est venu, comme en Allemagne ou en Scandinavie d’ailleurs. Mais il a pu se refaire la cerise justement avec Jésus de Montréal qui, malgré son Prix du jury à Cannes, n’a par contre pas marché en France. J’avoue avoir été surpris à l’époque car les critiques avaient été bonnes et j’avais demandé à mon distributeur UGC de faire une sorte d’enquête pour essayer de savoir ce qui se passait. Et on a compris que c’était le titre qui avait fuir les gens. Le mot Jésus a été comme un poison dans les pays catholiques car ça rappelle à trop de gens la chappe de plomb de l’Eglise catholique. Alors que dans les pays protestants, il a cartonné ! Il est resté un an à l’affiche en Angleterre !
Et comment a été accueilli Testament au Québec ?
J’ai la chance d’être un cinéaste populaire dans mon pays et que mes films rencontrent le public. Mais si cela fait des années que je pointe du doigt dans mes longs métrages la lente désintégration de notre civilisation que je perçois, c’est la première fois qu’un de mes films a été jugé pernicieux, toxique voire dangereux par certains ! (rires) Un de mes amis a rencontré récemment une jeune autrice qui lui a dit combien mon film était atroce et qu’il fallait surtout pas aller le voir. Mon ami a essayé de me défendre en lui expliquant que comédie oblige, j’exagérais certains traits. Puis, pris d’un doute, il lui a demandé si elle avait vu Testament et elle lui a répondu que non et qu’elle n’irait certainement pas et qu’aucune de ses amies n’irait. Et au fond, c’est ça qui m'inquiète un peu. Comme quand on empêche, quoi qu’on puisse penser de lui, le journaliste Mathieu Bock-Côté – qui est un conservatoire de droite certes mais pas un fasciste – de donner une conférence dans une librairie de Montréal en menaçant d’y jeter des cocktails Molotov si elle avait lieu. On peut évidemment ne pas être d’accord avec ses propos mais lui interdire de parler…
Comme vous l’avez dit, tous vos films depuis vos débuts dans les années 60 raconte l’époque dans laquelle ils ont été tournés. D’où vous vient ce côté sociologue ?
C'est une question de tempérament, de personnalité. C'est juste que je suis comme ça. Je suis incapable de faire Persona par exemple. Mon intérêt premier, c’est la société. C’est aussi pour cela que j’ai suivi des études d’histoire plus jeune. Afin de savoir d’où on venait pour essayer de deviner où on allait. Parler de la société pour moi est aussi une sorte de soupape
Comment est né Le Déclin de l’Empire américain qui a tout changé dans votre parcours ?
D’un coup de fil du producteur Roger Frappier qui, alors que je venais d’enchaîner plusieurs documentaires, m’a proposé de venir tourner une fiction à Montréal avec pour seul contrainte le budget qui allait être très modeste. Je me suis donc mis en quête d’une idée. Or je venais de voir My dinner with Andre de Louis Malle, l'exemple parfait du film à tout petit budget : deux types assis à une table. J’étais donc sous son emprise. Et j’ai commencé à imaginer un récit avec non pas une mais deux tables et deux hommes et deux femmes. Et au fond, qu'est ce qu'on veut toujours entendre dans un restaurant même si on refuse de l’avouer ? Des confidences sur la sexualité, sur l'amour. On a toujours tendance à tendre un peu l’oreille… (rires) J’ai donc écrit un scénario à partir de ce point de départ que Roger a voulu étendre avec l’idée que tout le monde passe un week- end à la campagne. C’est ainsi que ce film s’est développé au film de la plume
Chez vous, la comédie naît des situations mais aussi des dialogues. Les écrivez- vous une fois la trame posée ou écrivez- vous tout en même temps ?
Je suis le pire exemple en termes de méthode. L’anti Robert Mckee ! (rires) Car il m’est arrivé de me lancer dans un scénario sans avoir aucune idée où il allait emmener, en partant juste de deux types qui se parlent. Plus que la structure, ce sont les dialogues qui sont importants dans mon cinéma. Et par ricochet, les comédiens qui vont les jouer.
Vous écrivez avec certains en tête ?
Jamais… à une exception près : Jésus de Montréal où si Lothaire Bluteau avait refusé de le rôle- titre, j’aurais abandonné le projet
Pourtant vous travaillez souvent avec les mêmes acteurs, Rémy Girard en tête…
Parce que ce sont ceux qui me disent mon texte avec le plus de facilité, alors que mes dialogues très écrits sont remplis de pièges. Les pauses ne sont pas aux endroits habituels, par exemple. Mais Rémy ou Yves Jacques sont habitués. Ces deux- là, je les connais depuis… leur sortie du Conservatoire du Québec, il y a plus de 30 ans. J’avais écrit un des sketchs d’un film que réalisait un ami et quand j’ai découvert le résultat, j’étais stupéfait de voir que Rémy et Yves avaient dit mon texte exactement de la manière dont j’aurais voulu qu’il soit joué si je les avais moi- même dirigés. De ce jour- là, j’ai su que j’allais régulièrement travailler avec eux.
Vous répétez avec vos comédiens ?
Non jamais parce que la seule chose que je cherche, c'est une prise. C’est toute la différence entre le cinéma et le théâtre. Au théâtre, j’ai besoin des répétitions car il faut mettre en place quelque chose qui va vivre pendant des dizaines voire des centaines de représentations et de comédiens solides, avec une excellente technique, Alors qu'au cinéma, des amateurs peuvent se révéler éblouissants.
Dîtes- nous que Testament n’est à prendre au pied de la lettre. Ce n’est pas votre dernier film ?
Honnêtement, je n’en sais rien. Habituellement, quand je finissais un film, j’avais toujours une idée même lointaine du suivant. Pas cette fois- ci. Donc on verra si c’est un signe pour me dire de passer à autre chose mais j’espère qu’il y en aura d’autres et que je pourrais revenir en parler à Paris.
Testament. De Denys Arcand. Avec Rémy Girard, Sophie Lorain, Marie- Mai… Durée : 1h55. Sortie le 22 novembre 2023
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