Tous les matins, entre le film, l'interview et la star du jour, le point à chaud en direct du 74e festival de Cannes.
Le film du jour : Tre Piani de Nanni Moretti (sélection officielle en compétition)
« Trois saisons de Plus Belle la vie condensées en un film », nous disait par texto une amie tout juste sortie de la projection de Tre Piani, le très attendu nouveau Nanni Moretti (en quête d'une deuxième Palme après La Chambre du fils en 2001). Un peu dur, mais pas tout à fait faux. Moretti adapte ici le roman Trois étages de l'Israélien Eshkol Nevo et le fait passer de Tel Aviv à l'Italie, dans un immeuble romain cossu dont les habitants vont vivre des histoires qui s'entremêlent (un accident de voiture mortel, une femme enceinte dont le mari n'est jamais là et qui craint de devenir folle, un homme qui soupçonne son vieux voisin d'avoir agressé sexuellement sa fille...). Des trajectoires de vies tordues qui tournent en rond dès la première heure, au fil d'ellipses temporelles qui étirent le récit sur une dizaine d'années. A en croire nos confrères, le roman n'y allait pas de main morte. Moretti fait lui le choix d'un cinéma ringard et très poli, jamais inspiré, avec une fixette un peu faible sur les thèmes de la filiation, de la culpabilité et du couple... Dommage, car Tre Piani tient par instants fugaces sa meilleure idée, celle d'un film de maison hantée mâtiné de mélo social.
La star du jour : Benoît Magimel dans De son vivant (hors compétition)
La dernière fois qu'on l’avait vu à Cannes, c’était il y a trois ans à la Quinzaine des Réalisateurs où il volait la vedette à Zahia Dehar dans Une fille facile par la puissance tranquille d’un jeu granitique. Samedi soir, lors de la montée des marches de De son vivant, une fois encore, il n’était pas au centre de l’attention des festivaliers qui n’avaient d’yeux que pour Catherine Deneuve. Mais deux heures plus tard, lors la longue standing ovation qui a suivi la projection, les regards d’admiration et d’émotion du public convergeaient vers lui. Devant la caméra d’Emmanuelle Bercot (qu’il retrouve après La Tête haute, présenté en ouverture à Cannes en 2015 et La Fille de Brest), il incarne un prof de théâtre atteint d’un cancer qu’il sait incurable et qu’on suit lors de la dernière année de son existence. Dans ce mélo qui s’assume, la partition qu’il joue, incroyablement dense, intensément fragile, explose le cadre dans lequel on pourrait sur le papier le croire enfermé. Magimel est l’un des plus grands acteurs français d’aujourd’hui, toutes générations confondues. On ne le dira et ne l’écrira jamais assez.
Le titre du jour : Rien à foutre (présenté à la Semaine de la critique)
Très beau titre de film (qui marche aussi bien en anglais : Zero Fucks Given) de ce premier long signé du duo Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, et présenté à la Semaine de la critique. Adèle Exarchopoulos, dont le naturel n'en finit plus de nous impressionner, incarne Cassandre, 26 ans, hôtesse de l'air dans une compagnie low-cost qui vit au jour le jour, au rythme des vols, des escales, des sourires forcés aux passagers, des cuites en boîtes de nuit et des rendez-vous Tinder. Un vrai portrait générationnel, toujours juste, dans lequel Lecoustre et Marre captent savamment ce quotidien sans passé et sans lendemain (et les coulisses pas très réjouissantes de l'aviation à bas coûts), à travers des cadrages extrêmement signifiants. Cassandre, vide de sens et en fuite d'elle-même, sera bientôt rattrapée par la patrouille dans une deuxième partie beaucoup plus convenue. Rien à foutre : le plan final, sacrément malin, rattrape aisément ces quelques erreurs de parcours.
La star secrète du jour : Eskil Vogt, réalisateur des Innocents (présenté en Un Certain Regard)
Co-scénariste de Joachim Trier, le norvégien Eskil Vogt a donc co-signé le script de Julie (en douze chapitres), que la rédaction décrypte en boucle depuis trois jours. Mais pendant que Trier calcule ses chances pour la Palme, Eskil présente à Un certain regard son deuxième film, Les Innocents. Et c’est une baffe. Lointainement inspiré du manga Dômu de Katsuhiro Otomo, le film raconte la bataille d’enfants aussi cruels que charmants et surtout doués de pouvoirs psychiques terrifiants, dans une cité suédoise en pleines vacances d’été. Shooté avec une rigueur incroyable, jouant sur le sensoriel, la suggestion, la cruauté, les terreurs enfantines (“L’enfance est la période où j’ai eu le plus peur de ma vie”, nous a dit hier Eskil Vogt en interview), Les Innocents peut aussi s’envisager comme la version réussie de Thelma, le Carrie de Joachim Trier pas si convaincant que ça (et évidemment co-écrit par Vogt). Là, l’attaché de presse du film nous promettait que Les Innocents est “le meilleur film de genre cannois depuis Border.” A ce stade, on est bien obligés d’être d’accord.
L'interview du jour : Vanessa Paradis, pour Cette musique ne joue pour personne
La citation du jour : à 0 h 04, dans la rue Bivouac Napoléon, une animatrice de la radio publique à la voix grave si reconnaissable :
"Les tirs au but avaient une dramaturgie dingue ! C'est le meilleur film du festival pour l'instant."
Le coup de chaud du jour : Babi Yar Context de Sergei Loznitsa
La vraie claque du jour était projetée Salle du soixantième. Avant le lancement du film, le réalisateur Sergei Loznitsa a pris la parole, entouré de ses collaborateurs. Emu, très ému même, le cinéaste a raconté la force qu'il avait dû déployer pour venir à bout de ce projet. En l'occurrence, le récit contextualisé du massacre de Babi Yar. Il s'agit d'un des épisodes les plus ignobles de la seconde guerre mondiale (en quelques jours, plus de 30 000 juifs furent éliminés par balles par les nazis). En montant des séquences et des photos des archives publiques russe, allemande et ukrainienne, Loznitsa parvient à chroniquer l'invasion de l'Ukraine, son occupation et surtout le massacre dans un film documentaire dévastateur. Comme dans ses autres docs (Funérailles d'Etat, Austerlitz...), cet étrange et hypnotique objet filmé ne comporte pas de voix off et renonce de manière très assumée à un usage critique du montage. Ce qu'on voit se suffit à lui-même : des nazis brûlant un village aux lance-flammes, des juifs roués de coups, la succession des envahisseurs, des cadavres se décomposant en pleine rue... Le plus étonnant reste la qualité de la restauration qui donne parfois l'impression que le film a été tourné hier - accentuant ainsi les effets d'échos avec notre époque. La leçon d'histoire est terrassante, mais on découvre accessoirement à quel point cette période de l'histoire ukrainienne hante le réalisateur. Face à des images d'archives où des juifs se font battre, ou des juives se font harceler et insulter dans les rues de Kiev, on jurerait voir des scènes entières d'Une femme douce, son épopée hallucinatoire qui regardait une jeune russe se confronter à l'horreur bureaucratique.
Ses docus comme ses films regardent au fond une Histoire qui bafouille, tourne en boucle malgré d'illusoire changements de régimes et se vautre progressivement dans l'horreur absolue. Un coup de chaud, oui. Un horrible coup de chaud.
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