Trois ans après le violent Después de Lucia, Michel Franco revient à Cannes avec Chronic et en repart avec la Palme d'or du Meilleur scénario. Un film austère et lent où Tim Roth joue un infirmier très -trop- proche des ses patients. Le fim (passionnant comme on l'explique ici) est mutique, mais pas son réalisateur est heureusement plus volubile et passionnant. Trois jours avant la cérémonie, Michel nous a parlé de son cinéma difficile et de la nécessité d'épurer le scénario...Le sujet de Chronic est hyper dur mais le film n’est ni sadique ni méchant. Pourquoi ?Ca aurait été affreux d’utiliser tout le pouvoir que tu as en tant que réalisateur pour torturer le public. Ca aurait été immature et sans intérêt. Je préfère miser sur l’intelligence du public pour appréhender l’histoire.Pourquoi avoir choisi de filmer en plans larges et très longs ?Le but était de ressembler le plus possible à la vie. Comment on la perçoit. Après il faut de bons acteurs pour éviter d’être ennuyeux. Et tu utilises moins d’astuces de cinéma. Avec deux caméras tu peux éliminer les mauvais acteurs au montage. Pas ici. Tout doit être bon. Et c’est mon boulot de ne pas être chiant. Les plans doivent tous avoir la bonne longueur, ni trop ni pas assez.Pourquoi une absence totale de musique ?Quand on utilise bien la musique au ciné, comme chez Woody Allen ou Almodóvar, c’est fantastique. Mais dans 95% des films elle n’est utilisée que pour manipuler le public. Et puis tu sais, tu mets deux ou trois ans à faire ton film et puis en un mois un musicien quelconque te colle du piano basique pour te dire où tu dois rire, où tu dois pleurer. Et pour remplir les blancs du film. C’est médiocre. Je respecte tellement la musique, je l’aime plus que le cinéma. Un jour j’utiliserai beaucoup de musique mais il faudra qu’elle ait sa place dans le film comme un personnage.Ok, mais on peut manipuler le public avec le montage et le cadrage aussi.Pas d’accord. Le montage est un outil, une technique. La musique doit être un personnage, un élément. Tu ne peux pas imaginer 2001 sans musique. Dans Chronic il fallait que je laisse la priorité aux personnages à l’écran. Les laisser vivre, respirer. Donner le silence au public pour qu’il puisse réfléchir à ce qu’il voit.Comment vous avez monté le projet avec Tim Roth ?Je l’ai rencontré à Cannes il y a trois ans. On est restés en contact et quand je lui ai parlé de Chronic il a tout de suite compris ce que je voulais faire. C’est difficile à décrire mais sur ce film nos intuitions allaient dans le même sens.Vous avez fait des changements par rapport au projet de départ ?Oui. Pour simplifier le film. Abandonner des éléments. Simplifier, réduire. Un peu comme ma façon de filmer, même si je termine par un travelling arrière de deux minutes… Mais Tim m’a poussé encore plus à réduire les mouvements d’appareil et les dialogues. Se recentrer sur l’essentiel du film. On a enlevé des personnages, j’ai cousu David sur mesure pour Tim.A cause de la durée des plans, lequel fut le plus dur à tourner ?Le dernier plan du film. Mais seulement d’un point de vue technique. Chaque plan a été fait en deux prises en moyenne. Les scènes les plus dures avec Michael Kristofer (John) ont demandé plus de soin, c’était difficile pour lui émotionnellement. Vous aimez quoi au cinéma ?Tout. Même des choses très éloignées de mon cinéma comme les films de Wes Anderson. J’admire beaucoup la carrière changeante de Lars Von Trier. Il a fait aussi bien le Dogme que Melancholia, et c’est son chef-d’oeuvre…Vous avez vu Nymphomaniac ?Oui, je trouve ça fun. Le film ressemble à de la bonne télé.C’est curieux de décrire Nymphomaniac comme un film fun…C’est fun de la même façon que le marquis de Sade est fun. (rires) Sinon, je regarde de plus en plus des films en streaming, surtout la collection Criterion. Je m’enchaîne les filmos de Kurosawa, Pedro Costa, Bergman, Pasolini… Les classiques, quoi. Pareil en musique : si je mets du jazz c’est Coltrane.On en revient à la musique.J’ai été musicien. J’étais nul. Je jouais de la basse dans un groupe de rock pendant sept ou huit ans, on essayait de faire un disque mais ça n’a jamais marché. Je jouais de la basse, c’était les années 90, on faisait du Pearl Jam, du Nirvana. On faisait des petits concerts, j’étais tellement nerveux que je me sentais obligé de jouer bourré. Je pensais que je jouais vachement bien mais ça n’aidait pas. . Ca dégénérait, on nous lançait des glaçons sur scène. A un moment j’ai réalisé que je ne serai jamais un grand musicien. Je ne dis pas que je serai un grand cinéaste mais je me sens plus à l’aise en faisant des films. Je me suis beaucoup identifié à Inside Llewyn Davis. Mais je joue toujours, tous les jours. Il y a une guitare chez moi que je gratte quand j’écris un scénario. Ca m’aide. J’ai écouté du classique en écrivant Chronic.Quel genre de classique ?Du Brahms, je crois. Je ne viens pas d’une famille très cultivée de ce niveau-là. Mon père lisait beaucoup, mais écoutait peu de musique. Je dois la découvrir par moi-même.Quel était le point de départ de Chronic ?J’étais chez ma grand-mère, qui était malade. On est sortis de sa chambre avec mon père et ma soeur et l’infirmière est rentrée pour s’occuper de ma grand-mère, la laver ou je ne sais quoi. J’ai dit à mon père : "Ca ne serait pas intéressant de faire un film sur elle ? Sur sa vie ?" Il m’a dit que si. Je suis allé lui parler et ça a commencé comme ça. Faire une étude de caractère, ne pas la décrire comme un ange. S’occuper des autres ne vous rend pas forcément bien.Pour Después de Lucia, vous vouliez décrire une ado maltraitée…Non. Avec le recul, je voulais montrer comment Lucia se transforme en martyr pour permettre à son père d’accepter son deuil. Quand vous faites un film il ne faut pas répondre aux questions ni montrer du doigt ce qui est important. On le réalise après. Je ne suis pas plus malin que le public.Pourquoi le film s’appelle Chronic ?En référence au héros, qui souffre de toute évidence de dépression chronique. Et aux maladies de ses patients.Je pensais aussi au temps. Chronos, en grec.Oui, un peu, aussi. On ne peut pas guérir ce qui est chronique. C’est un joli mot qui a beaucoup de personnalité. Certains croyaient que je faisais un film sur Dr Dre à cause de son album The Chronic.Vous êtes né à Cannes en tant que cinéaste.Oui. Le Festival a vraiment créé ma carrière. Le Festival est le lieu le plus sérieux du monde, là où on montre les meilleurs films. Le Palais est un temple où l’on vénère le cinéma.Après Lucia, vous avez reçu des propositions extérieures de tournage ?Non. Hollywood ne m’a pas contacté. Je n’ai jamais eu l’ambition de bosser aux Etats-Unis. ni dans les séries télé. Je ne joue pas ce jeu-là. Je tourne où je peux. Je ne regarde pas la télé, ni les séries. Une série prend trop de temps pour raconter quelque chose que tu peux déjà raconter avec la durée d’un bon film. Réaliser un film (filmmaking) ce n’est pas raconter une histoire (storytelling). C’est beaucoup plus, c’est un mystère. Le filmmaking c’est unique. C’est une magie puissante. Et à mon avis la télé n’a pas ce pouvoir.Interview Sylvestre Picard
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Michel Franco : "torturer le public" est "immature et sans intérêt"
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