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On peut raisonnablement dater à l’année 2007 le moment où Pablo Escobar est devenu une caricature. C’était dans la quatrième saison de la série Entourage, satire des mœurs hollywoodiennes produite par Mark Wahlberg et diffusée sur HBO. Le protagoniste du show, l’acteur Vincent Chase, faisait des pieds et des mains pour jouer le baron de la drogue dans un biopic intitulé Medellin. Son Scarface à lui, le chef d’oeuvre qui devait propulser sa carrière au firmament. Evidemment, rien ne se passait comme prévu et Chase finissait en tête d’affiche d’un nanar dispendieux, qui allait le ridiculiser durablement aux yeux de l’industrie. Cet arc n’était là que pour déconner, mais tous les fans d’Entourage savaient que, la série fonctionnant comme un miroir grossissant de l’industrie hollywoodienne, il y avait forcément un peu de vrai dans cette histoire. Et ce qu’il fallait lire entre les lignes, c’est qu’Hollywood venait de s’enticher du mythe Escobar. Les intrigues et meilleures vannes de la saison 4 étaient d’ailleurs alimentées par les rumeurs qui entouraient la guerre opposant deux projets concurrents, deux tentatives adverses d’adapter le destin bigger than life de celui qui mit la Colombie à feu et à sang et fut abattu sur le toit de son fief de Medellin, le 2 décembre 1993. Oliver Stone bossait sur un film provisoirement intitulé Escobar pendant que Joe Carnahan faisait monter la pression avec son très excitant Killing Pablo. Un film sur la traque du criminel par la DEA, le FBI et la CIA et que devaient interpréter Christian Bale et Javier Bardem. Aucun des deux films n’aboutirait jamais, mais, « Escobar-le-film » était devenu l’une des plus fameuses Arlésiennes du milieu.Javier ou BenicioFlash forward. Avril 2013. Dans sa chambre au dernier étage d’un hôtel d’affaires de Panama City, le producteur français Dimitri Rassam se marre quand on lui parle d’Entourage et de son imagerie post-scarface un peu cheap. « J’étais fan de la série, je vois très bien de quoi tu parles. » Il a d’autres raisons d’avoir le sourire. Alors qu’Oliver Stone et Joe Carnahan ont (provisoirement ?) jeté l’éponge, son film à lui est en tournage. « La différence, c’est que je ne développais pas de « projet Escobar », je n’ai pas vécu ça comme une course. J’ai juste reçu un jour le scénario de Paradise Lost, explique Dimitri, fils de Carole Bouquet et du légendaire Jean-Pierre Rassam, qui s’est fait un prénom grâce à des films comme Gibraltar, Mauvaise Fille ou, hum… Le Prénom, justement. La seule « course » à mes yeux, c’était dans le choix de l’acteur, poursuit-il. Il n’y a que deux comédiens qui peuvent incarner Escobar. Javier Bardem et Benicio Del Toro. C’était galvanisant que Benicio finisse par choisir notre projet. Et ça, on le doit à l’histoire qu’on lui a proposé. »Le Dernier Roi de ColombieParadise Lost se propose d’aborder la légende par la marge. Dans un mélange assez indécidable entre réalité et fiction. On suit le parcours d’un jeune surfeur canadien (Josh Hutcherson, le Peeta de la saga Hunger Games) qui, peu de temps après avoir débarqué en Colombie, tombe amoureux de la nièce d’un potentat local nommé Pablo Escobar, avec lequel il va passer une sorte de pacte faustien. Le film raconte comment son innocence (le « Paradis Perdu » du titre) va se faire peu à peu la malle, à mesure qu’il prend conscience de qui est vraiment son tonton par alliance. On hésite entre un Mon beau-père et moi au pays de la coca ou, plus sérieusement, une déclinaison latino du Dernier Roi d’Ecosse, qui montrait les exactions d’un despote sanguinaire à travers le regard d’un jeune occidental aux yeux décillés par l’horreur. Du coup, dans la jeep qui nous emmène sur le set de Paradise Lost, on engage la discussion sur les monstres et les tyrans devenus des mythes pop, et la nécessité d’avoir des acteurs charismatiques pour les incarner au cinéma. « Benicio, toutes proportions gardées, me fait penser à Brando dans Le Parrain. Il nous fallait cette puissance-là pour avoir la certitude de réussir le film. » La voiture rejoint une hacienda trônant au milieu d’un terrain de 350 hectares, où la production a pris ses quartiers. La Colombie n’est qu’à quelques centaines de kilomètres, et chaque discussion avec des habitants du coin nous confirmera que le mythe Escobar, ici, est bien vivant. Miguel, le chauffeur de la jeep, ne rate par exemple jamais un épisode de Pablo Escobar, le patron du mal, une telenovella qui bat des records d’audience un peu partout en Amérique du Sud. « Je connais des gens qui l’adorent parce qu’il a construit des hôpitaux, des terrains de foot, explique-t-il. Mais ça ne pèse pas lourd à côté de tous ceux qu’il a tué. Si vous voulez mon avis, Pablo était un cauchemar. Un démon ». La fascination populaire est intacte. Encore aujourd’hui, à Medellin, certains affichent des photos d’Escobar au mur de leur salon à côté de la croix du Christ.Quelque chose de majestueuxAu QG-hacienda, le soleil cogne. Andrea di Stefano, scénariste et réalisateur de Paradise Lost, nous attend au bord de la piscine. On lui demande d’emblée comment il s’y est pris pour écrire un film sur Escobar alors que les réalisateurs les plus hard-boiled d’Hollywood s’y sont tous cassé les dents. « C’est très difficile d’écrire un tel film, surtout sous l’angle « biopic », parce qu’Escobar est un personnage incohérent. Il a passé sa vie a changé d’avis. Il a voulu tuer tous les kidnappeurs de Colombie, puis il est devenu le plus gros kidnappeur de Colombie. Il a aimé les Etats-Unis avant de les détester. Il a été de gauche, puis de droite. On parle d’un homme qui pouvait tuer des milliers de gens en une semaine. Entrer dans la tête d’Escobar, c’était comme pénétrer dans un labyrinthe… » Restait à convaincre Del Toro. « Benicio m’a confirmé qu’au cours des 5 ou 6 dernières années, il ne pouvait pas faire un pas sans qu’on lui mette un scénario sur Escobar entre les mains. (Rires) Ça n’a pas été simple de le persuader. Mais il a construit quelque chose de majestueux. Sa dévotion et son intensité dans le travail sont très touchants ».Le dark side d'EscobarL’acteur est tellement dévoué à son job qu’il est quasiment invisible pour la presse. On tourne aujourd’hui la scène du mariage du jeune Nick avec la nièce de Pablo. Le moment de bascule du film. Bientôt, le néo-hippie idéaliste aura trop de sang sur les mains pour faire marche arrière… Benicio finit par émerger de sa caravane, accompagné d’un petit assistant qui crapahute à ses côtés et le protège du soleil de midi en tenant une ombrelle à bout de bras. Le géant portoricain a pris quelques kilos pour le rôle, mais sa démarche est toujours aussi gracieuse. Il ressemble à un gros chat. La moustache est en place, le costard blanc immaculé aussi… Pas si éloigné que ça de l’Escobar d’opérette de la série Entourage. Mais quand il s’assoit en face de nous et retire ses lunettes de soleil pour nous flinguer du regard, on ne rigole plus du tout. « Dès que tu braques ton objectif sur ce mec, y a du cinéma », résumait quelques minutes avant le photographe de plateau. Difficile de ne pas penser à Traffic et Savages. Au Che, aussi, bien sûr. Le récit des « drug wars », les icônes sud-américaines, Benicio connaît ça par cœur… « La différence dans Paradise Lost, c’est que la drogue n’est pas du tout un enjeu du récit. On ne raconte pas l’ascension et la chute d’un dealer. Ce qui m’intéressait vraiment ici, c’est la contradiction fondamentale entre le business man et le family man. Je vois le film comme une histoire de famille qui vire progressivement au noir. Le dark side d’Escobar finit par tout envahir. » Benicio n’a pas beaucoup de temps devant lui, le planning est serré. Il se lève pour retourner bosser. De l’avis général, son accent colombien est parfait. On réalisera plus tard qu’au moment précis où on le regardait enchaîner les prises dans une clairière infestée de moustiques, l’acteur John Leguizamo, à plusieurs milliers de kilomètres de là, était précisément en train de se battre pour obtenir le premier rôle de King of Cocaine, un biopic de… Pablo Escobar que devrait prochainement réaliser Brad Furman. « Le succès appelle le succès, théorisera Dimitri Rassam sur le chemin du retour. SiParadise Lostmarche, il y a des chances que des projets similaires aboutissent dans les prochaines années. » On pensait que la traque du film ultime sur Pablo Escobar était finie. Elle ne fait peut-être que commencer.Frédéric FoubertParadise Lost d'Andrea di Stefano avec Benicio Del Toro, Josh Hutcherson, Claudia Traisac sort le 5 novembre dans les salles  Lire aussiRetour sur 15 ans de traque de Pablo Escobar à l'écranPourquoi Benicio Del Toro était né pour jouer Pablo Escobar