Truffé d’idées visuelles, d’action, d’humour et nimbé de mélancolie, le film de Wes Anderson puise dans sa noirceur une joie contagieuse.
Avouons-le, toutes brillantes soient-elles, les maisons de poupées “mélancomiques” de Wes Anderson ne nous surprennent plus vraiment depuis Fantastic Mr Fox. Ce passage à l’animation en stop-motion semblait être à l’aboutissement logique de la maniaquerie légendaire du Texan, en même temps qu’un possible point de non-retour : quel besoin de s’ennuyer avec le « réel » désormais quand on pouvait à ce point contrôler chaque poil d’oreille au millimètre près, plan par plan ? Le stop -motion et Anderson étaient fait pour s’entendre et la perfection de Mr Fox était là pour le confirmer : elle avait quelque chose d’indépassable. Ce n’est peut-être pas un hasard si les deux films « live » qui ont succédé au sommet vulpin, Moonrise Kingdom et The Grand Budapest Hotel, empruntaient une pente rétro : scout sixties à la photo jaunie dans l’un, hôtel mortifère de l’entre-guerre dans l’autre. Ce cinéma-là, aussi plastiquement virtuose soit-il, sentait le renfermé. Son inventivité formelle s’étalait dans un romanesque sous cloche, presque aseptisé, telle une fleur exotique cultivée en serre. Quand ses thuriféraires y voyaient la preuve d’un génie au faîte de sa maîtrise plastique, d’autres, moins cléments, commençaient à humer dans ses effets de signature les signes avant-coureurs d’une décadence artistique à la Tim Burton.
Mâles alpha
L’île aux chiens arrive donc à point nommé. Son pitch d’épopée SF nippone animée en volume laisse espérer un salvateur coup de guidon. Nous voilà donc au Japon, dans 20 ans. Les chiens sont devenus has-been. L’épidémie de grippe canine n’aide pas : la métropole imaginaire de Megasaki décide d’envoyer les pauvres toutous en quarantaine. Les rebuts sur pattes vivent désormais dans une sordide île couverte de détritus. Ghettoïsés, les ex-meilleurs amis de l’homme sont désormais livrés à eux-mêmes, affligés de puces, de toux grasses et d’inquiétantes carence en croquettes. Dans leur malheur, les parias vont pourtant avoir la chance de prouver leur valeur aux yeux des humains quand Atari, un garçon de 12 ans, atterrit sur l’Ile Poubelle à bord de son avion artisanal. Neveu du maire véreux de Megasaki, l’orphelin en tenue d’astronaute est à la recherche de son chien Spots. Malgré d’innombrables périls (meute cannibale, déchets toxiques, etc), les cinq cabots vont aider l’enfant dans sa mission, et par la même occasion, fourrer leur truffe de mâles alpha intrépides dans une vaste affaire de conspiration politique.
Hybridations
Imaginez Les Douze salopards d’Aldrich, incarnés par les canidés tragiques de The Plague Dogues, mais version kawai et en 3D, et mis en relief par les profondeurs de champ d’Akira Kurosawa dans un Japon rétro-futuriste et bilingue. A priori hétérogènes, ces éléments s’intègrent parfaitement aux motifs habituels d’Anderson, aussi bien formels que thématiques : on retrouve ses personnages de génies inadaptés, orphelins magnifiques et autres mavericks mélancoliques, dont l’insularité existentielle, y compris au sein de leur propre communauté, s’exprime à même la composition des plans, morcellés à l’extrême (splits screens, symétrie, hyperfocale). Mais au lieu de se contenter de recycler son folklore intime, Anderson le met en tension avec celui d’un Japon fantasmé, le fait foisonner en jouant avec humour sur le bilinguisme (et l’incommunicabilité), mais aussi sur les hybridations musicales (pop indé et tambours Taiko) ou les régimes d’image (anime, estampes, théâtre d’ombres). Le Texan branche ainsi l’Occident sur le Soleil Levant, le polar sixties sur le futur pré-apocalyptique, le formol sur le Biactol. L’émotion se cogne à l’abstraction, ne gagne pas à chaque coup certes, mais étincelle il y a, et franchement, elle a de la gueule.
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