Le film maudit, mutilé et magnifique de Billy Wilder a servi de modèle à la série Sherlock, nous raconte Mark Gatiss à l'occasion de la sortie de La Vie privée de Sherlock Holmes en Blu-ray.
De nos jours, des mains ouvrent un coffre appartenant au docteur Watson et sortent de la poussière de mystérieux objets qui évoquent l’affaire la plus secrète de Sherlock Holmes : au son d’un concerto de Miklós Rózsa, le sublime générique d’ouverture de La Vie privée de Sherlock Holmes signé Maurice Binder (créateur du gun barrel de James Bond) exprime une sensation de puissante nostalgie mélancolique, et donne l’impression de dévoiler des secrets bien cachés. Ce qui est encore plus appréciable aujourd’hui lorsque l’on déballe le superbe Blu-ray consacré au film mal-aimé de Billy Wilder. Le Sherlock du réalisateur de Certains l’aiment chaud et Sept ans de réflexion raconte une histoire inédite de Sherlock Holmes (dans la lignée des untold stories visant à combler les trous dans les histoires officielles d’Arthur Conan Doyle), aussi drôle que déchirante. Un pur film de Wilder, en somme, un délice de dialoguiste, mais pas seulement. Le film est aussi une leçon sur l’adaptation cinéma d’une icône : dès le début du film, Sherlock reproche à Watson d’avoir embelli ses exploits en les écrivant, de l’avoir décrit comme un violoniste doué (il se trouve mauvais), de grande taille (il est petit) et accro à la cocaïne (ça, c’est vrai, mais il discute le pourcentage de dilution de la drogue). Et, dès le départ, la question de la sexualité du détective est posée, via une brillante intro où Sherlock se fait passer pour gay afin de repousser les avances d’une danseuse russe. Watson lui demande alors : "Vous allez dire que je suis indiscret, mais il y a bien eu des femmes dans votre vie, n’est-ce pas ?" Et Holmes de répondre : "Oui, Watson, vous êtes bien indiscret."
Après le succès d’Irma la douce, Wilder avait enchaîné deux films difficiles, Embrasse-moi idiot avec Dean Martin et La Grande combine, deux échecs en salle. Le réalisateur s'en va alors tourner La Vie privée de Sherlock Holmes en Angleterre dans des conditions confortables, avec Christopher Challis (chef opérateur de Michael Powell et Emeric Pressburger) comme directeur de la photographie et le fidèle Alexandre Trauner aux décors. Mais Wilder s’en rappellera comme d’un tournage "très difficile". Pour la seule et unique fois de sa carrière, il abandonne son film au montage et retourne aux États-Unis. "L’avant-première a mal marché et je m’en suis désintéressé", racontera Wilder à Cameron Crowe (dans le livre Conversations avec Billy Wilder, 1999). "Je ne tenais pas spécialement à obtenir une version parfaite du film. C’était une circonstance malheureuse. La seule fois où j’ai abandonné un film. Il a été tourné à Londres, et je ne pouvais y retourner et arranger les choses, refaire des scènes. Je devais travailler sur un autre film. (...) Je suis parti pour tourner Avanti !, je crois, ou un autre film en Europe qui ne s’est pas fait. J’ai laissé Sherlock Holmes entre les mains du monteur et des producteurs et ils l’ont assassiné. Le montage a été fait par un monteur anglais, Ernest Walter..." La raison de cet assassinat n’était pas la vision iconoclaste (et pourtant respectueuse) de son Sherlock, mais bien la durée et la structure du film. La version originale de La Vie privée de Sherlock Holmes faisait trois heures, plus un prologue et un épilogue pour encadrer le tout, et était divisée en quatre épisodes : quatre enquêtes de Sherlock plus ou moins liées. À l’arrivée, le film oublie le prologue (où, de nos jours, un Watson très âgé demande que l’on exhume son coffre aux archives de la banque), l’épilogue (où l’inspecteur Lestrade demande à Holmes et Watson leur aide pour trouver Jack l’Éventreur) et sacrifie les trois enquêtes pour n’en garder qu’une, dans laquelle Holmes sauve une femme de la noyade pour finir par enquêter sur le monstre du Loch Ness. "Ne faites jamais un film à épisodes, parce que le principe est qu’on peut en couper certains", résumait Wilder. "Les épisodes, ça ne vaut rien. Vingt minutes peuvent disparaître comme ça ! Le monteur et le producteur avaient des préférences quant aux sections qu’il fallait couper, des préférences différentes des miennes. Je ne sais pas... ça a été dur. J’adorais le film. Et il a été saboté."
Evénement
On ne pourra jamais voir La Vie privée de Sherlock Holmes dans sa version intégrale, avant son "assassinat" artistique. Si l’éditeur anglais Eureka publie, enfin, le Blu-ray du film dans une très belle copie zone 2 (lisible sur les lecteurs français avec sous-titres anglais), n’espérez pas y découvrir l’heure manquante. Reprenant le contenu paru chez Kino Lorber (zone 1) en 2014, cette édition comprend une interview récente de Christopher Lee (l’acteur, qui interprète Mycroft Holmes, qualifie Wilder de "plus grand réalisateur" avec lequel il a jamais tourné), une interview du monteur Ernest Walter (qui se rappelle avec joie de son travail sur le film), une analyse vidéo très fine du film par un universitaire... Et un très gros bonus vidéo de cinquante minutes, qui reconstitue minutieusement à partir de photographies de tournage, des pages du script, de bouts de bande-son, toute l’heure manquante. Cette parution constitue un événement : en France, il fallait se contenter d’une très maigre édition MGM parue en 2004 avec une bande-annonce comme seul supplément. Mais, même mutilé, "assassiné" ou juste "saboté", ce Sherlock Holmes reste une merveille, sans doute la meilleure adaptation du détective sur grand écran. Peut-être même que le montage de Walter a dégraissé et épuré le premier cut de Wilder, mais ça, on ne le saura jamais.
Ce que l’on sait, en revanche, c’est que le film s’est vengé quarante ans plus tard, en irriguant la création de la nouvelle version de la série Sherlock, qui imagine avec bonheur depuis 2010 le détective et son compagnon à notre époque. Une série justement appréciée et reconnue pour son sentiment de neuf, de jamais-vu. Et pourtant : le message gay, l’irrévérence, l’humour, la mise à jour du héros de Conan Doyle à l’époque... C’est le propos de La Vie privée de Sherlock Holmes, et c’est complètement assumé. Les cocréateurs de la série, Steven Moffat et Mark Gatiss, sont fans absolus du film, comme nous l’explique Gatiss, dont l’obsession pour le Wilder remonte à l’enfance : "J’avais une dizaine d’années quand je l’ai vu pour la première fois à la télé. Il m’a tout de suite séduit parce qu’il y avait le monstre du Loch Ness dedans, et j’ai fini par le revoir encore et encore. Plus je le revoyais, plus je l’aimais. Le ton du film est brillant. C’est très mélancolique, mais c’est aussi extrêmement amusant. Il y a sept ans, je l’ai projeté à un groupe d’amis qui ne l’avaient jamais vu. J’ai commencé par leur dire à quel point le film était émouvant et, dès qu’on l’a lancé, tout le monde était mort de rire... En tant que fan de Sherlock Holmes, je ne peux pas m’empêcher de le trouver un peu hérétique, mais c’est peut-être ça que j’aime."
Irrévérence
Le film de Billy Wilder a bel et bien servi de modèle à la série avec Benedict Cumberbatch et Martin Freeman, par sa dynamique, sa thématique, son hérésie respectueuse en quelque sorte. Gatiss admet sans détour avoir même piqué des blagues pour l’écriture des épisodes. "Pour Steven Moffat et moi, c’est notre Sherlock Holmes préféré. On en a tiré un ton général légèrement irrévérencieux, un ton que Conan Doyle lui-même prenait parfois. Quand quelqu’un lui a demandé s’il pouvait marier Sherlock dans une pièce de théâtre, il a répondu : “Vous pouvez le marier, le tuer, faites ce que vous voulez.” Donc, sans être complètement à l’ouest, on voulait être irrévérencieux de la même façon que La Vie privée de Sherlock Holmes. On a tiré du film une blague très précise – quand Sherlock et Watson sont pris pour un couple gay – et on y est allés à fond, on est même allés un peu trop loin. Tout était une question de fun. La preuve que vous pouvez faire un film Sherlock grandiose et sérieux, qui est tout à fait dans l’esprit de l’original, tout en créant votre propre univers et vous éclater avec."
La Vie privée de Sherlock Holmes est disponible en Blu-ray import zone 2 (lisible sur les lecteurs français) chez Eureka, pour 13,99 £ (environ 16€) hors frais de port. Vous pouvez vous le procurer sur le site de l'éditeur qui regorge de trésors.
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