L’interprète du capitaine Laure Berthaud revient sur la série-phare de Canal+ qui diffuse la dernière saison à partir de ce soir.
Fin 2018, la directrice d’écriture, Marine Francou, nous évoquait un éventuel spin off, laissant planer le doute sur la fin de la série. Qu’est-ce qui a finalement motivé une huitième saison ?
Je n’en sais rien ! (rires). Je pense que Canal+ a eu du mal à envisager la fin d’Engrenages parce que c’est une série qui fonctionne très bien malgré la durée d’attente entre chaque saison. Thierry (Godard) et moi voulions arrêter en tout cas. La chaîne n’a cependant pas eu trop de mal à nous convaincre de continuer encore un peu car la saison 7 ne concluait pas vraiment la série.
En tant que “taulière”, aviez-vous votre mot à dire ou êtes-vous liée par un contrat ?
Il n’y a jamais eu de contrat avec Canal+. Tout s’est fait à chaque fois de façon tacite, en bonne entente, à l’ancienne. J’ai toujours dit, dès la saison 1, que si je flanchais pour n’importe quelle raison, j’arrêterais. Cela ne s’est jamais présenté et nous voici à la saison 8... J’ai seulement demandé à décaler le début du tournage de quinze jours pour récupérer de la saison 7. Laure Berthaud est tout de même assez dépressive, ça laisse des traces. Je n’arrêtais pas d’avoir des lumbagos ! Mon osthéo m’a dit que j’étais au bord du burn out.
C’est la première fois qu’il s’est écoulé aussi peu de temps entre deux saisons. Avez-vous craint que ça aille trop vite ? On sait bien qu’il n’y a rien de plus difficile que de mettre un point final à une série.
Marine savait ce qu’elle voulait raconter mais a clairement annoncé qu’elle ne pourrait pas superviser douze épisodes, le format habituel, vu le délai imparti. Il n’y en a donc “que” dix pour cette raison. Quand on a commencé à tourner, nous ne connaissions pas la fin. Le scénario n’était pas complètement arrivé à maturité. Plusieurs options étaient possibles, vous comprendrez en les voyant... Je salue au passage le travail des auteurs qui font un travail de dingues ! Depuis la saison 5, nous avons pris pour habitude de dialoguer avec eux en cours d’écriture. C’est la force d’Engrenages : nous nous sommes construits tous ensemble, acteurs, auteurs et techniciens, au fur et à mesure.
Après les histoires de blanchiment d’argent de la saison 7, vous voilà aux prises avec la délinquance juvénile, liée au phénomène migratoire. Est-ce à votre connaissance un phénomène nouveau et grandissant ?
Totalement, et ça ne va pas cesser de croître en raison du dérèglement climatique qui pousse les gens à fuir leurs pays. Pour avoir discuté avec des associations comme Hors La Rue, les migrants enfants sont envoyés en Europe par leurs familles désespérées et tombent entre les mains de personnes peu recommandables qui exploitent cette misère. Dans la saison 8, nous montrons des vols, des cambriolages et du deal de drogue (que ces enfants absorbent par ailleurs, les rendant dépendants des adultes) mais il y a aussi de la prostitution. Cela donne des enfants sans foi ni loi, fascinés par la société de consommation. On profite évidemment tous de la promotion pour alerter l’opinion sur ces pratiques.
La force d’Engrenages tient à son réalisme documenté qui ne fait jamais l’impasse sur les pires horreurs. Cette fois, on voit des enfants morts ou violentés et l’on sent que le dégoût de vos personnages n’est pas simulé. Cela a-t-il été une des saisons les plus éprouvantes à jouer sur le plan émotionnel ?
Chaque saison a sa dose d’émotions. La saison 6 a cependant été sans la doute la plus éprouvante. Elle a été tournée après la vague d’attentats terroristes dans un climat délétère et mon personnage connaissait une trajectoire très lourde, avec sa grossesse non désirée et son histoire d’amour naissante compliquée avec Gilou. Je vais vous faire une confidence au passage : le terrorisme n’a jamais été abordé dans Engrenages car, pour Canal+, c’était l’apanage du Bureau des Légendes.
Comme d’habitude, ça va vite, c’est musclé. Un tournage d’Engrenages ressemble-t-il à la série ?
C’est assez athlétique, oui ! (rires) J’ai beaucoup de texte que je travaille en permanence, je suis tout le temps présente sur le tournage, j’ai des scènes physiques... Je vis et je dors Engrenages. J’ai dû évidemment m’entraîner et m’entretenir toutes ces années avec une exception pour la saison 6 où j’ai pris du poids pour me “sentir” enceinte. Pour la saison 4, j’avais pris un coach car il y avait une grande scène de course-poursuite à pied qu’on a évidemment tournée plusieurs fois.
J’imagine que le dernier jour de tournage a dû particulièrement être émouvant. Pouvez-vous nous le raconter ?
J’avais évidemment prévu le coup en tenant un petit discours lors du déjeuner et en offrant des fleurs à chaque technicien présent. Je l’ai fait avant de tourner car je savais que j’allais pleurer à la fin. J’aurais bien aimé que ma dernière séquence tournée soit aussi celle de Thierry et d’Audrey (Fleurot) mais ça n’a pas été possible.
Avec le recul, quel regard portez-vous sur ces quinze années passées dans la peau de Laure Berthaud et sur les liens que vous avez éventuellement tissés avec vos partenaires ?
On a connu le fonctionnement d’une troupe avec les liens indéfectibles que cela suppose. Je revois par exemple Grégory Fitoussi, qui a quitté la série après la saison 5, avec beaucoup d’émotion à chaque fois. Cette série nous a liés pour la vie.
Et avec les petits nouveaux ?
On les a toujours bien accueillis pour les mettre dans les meilleures conditions possibles. Briller seul n’a aucun sens. Nous faisons un métier d’écoute et de partage.
Craignez-vous le vide que la fin d’Engrenages va créer ou, au contraire, attendez-vous avec impatience les nouvelles opportunités que votre “libération” va vous offrir ?
J’ai forcément une certaine crainte surtout en cette période peu propice à l’exercice serein de notre métier. L’arrêt de la série va m’obliger de sortir du confort qu’elle m’offrait. Mais sans crainte, pas d’excitation !
Seriez-vous prête à reprendre un personnage récurrent ?
Aujourd’hui, je ne m’interdis rien. Je ne vous aurais peut-être pas répondu ça il y a dix ans. Quand on a commencé Engrenages, le monde de la série française n’était pas ce qu’il est devenu. On s’est lancés un peu à l’aveugle, plein d’appétit, sans personne qui tirait la couverture à lui, dans un esprit d’émulation collégiale. Si on me propose quelque chose qui ressemble à ça, je n’hésiterai pas.
Vous avez coréalisé deux courts métrages avec Etienne Saldès. Votre avenir s’écrit-il aussi derrière la caméra ?
Absolument. Je viens de m’associer à une productrice pour développer des projets. Je suis notamment en train de finaliser un documentaire sur Engrenages. Ca me paraissait cohérent de rendre à la série ce qu’elle m’avait donné en la racontant de l’intérieur par les gens qui l’ont faite. Passer quinze ans sur une série, c’est assez inédit je crois. Au cours de toutes ces années, nous avons rencontré des problématiques qui n’existent plus, c’est bien d’en laisser un témoignage.
Engrenages, diffusion sur Canal+ à partir du 7 septembre 2020
Interview Tewfik Jallab
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