Première
par Christophe Narbonne
Il y a trois ans, Belle Épine avait révélé en Rebecca Zlotowski un tempérament de cinéaste encore sous influence. Elliptique et impressionniste, ce portrait d’une jeune fille livrée à elle-même, incapable de communiquer normalement, payait un peu trop clairement son tribut à la Nouvelle Vague et à Pialat. Sur la forme, Grand Central ne dépare pas mais va plus loin : l’énergie de la mise en scène immersive (beaucoup de plans à la caméra portée, une musique hypnotique de Rob) est amplifiée par le caractère fonceur du héros, du moins au début. Car plus le film avance, plus la dérive de Gary s’accentue et plus le rythme devient staccato. La réalisatrice fait preuve d’une grande cohérence dans ses choix esthétiques, qui s’inscrivent dans la logique de cette histoire complexe où s’entremêlent de façon vibrante et incertaine la tragédie, le suspense et le désir. S’il fallait rapprocher Grand Central de quelque chose, ce serait du cinéma de Claire Denis dans cette fascination commune pour la virilité, dont est extraite la part puérile, violente et morbide. Rebecca Zlotowski filme magnifiquement les corps imparfaits (consciencieusement lavés avant et après chaque tâche) de ces hommes solidaires, plongés dans l’enfer d’une centrale nucléaire où la moindre surdose de radiations peut entraîner, au mieux, l’arrêt du travail et donc le chômage ou, au pire, une mort programmée. Toutes ces scènes dans la centrale créent des pics d’intensité dramatique qui accompagnent la lente fuite en avant de Gary, personnage ô combien romanesque, comme en témoigne son patronyme, Manda, semé tel un indice au début du film. Manda, les cinéphiles le savent bien, c’est dans Casque d’Or le nom de Serge Reggiani, prolo magnifique amoureux de Marie (Simone Signoret), une prostituée qui appartient à un autre et qui sera le déclencheur de son destin tragique. Karole, elle, n’exerce pas le plus vieux métier du monde mais s’offre facilement aux hommes, qu’elle séduit instantanément avec ses shorts et ses chandails moulants. « Si je te dis la vérité, tu vas pas le croire ; si je te mens, ça va pas te plaire », répond-elle à Gary quand celui-ci la questionne innocemment sur le nombre de ses amants. D’entrée de jeu, les braises de la passion sont là, prêtes à s’enflammer et à consumer les personnages. Les déflagrations de ce film hautement combustible, elles, résonnent longtemps après la fin du générique.