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La série portée par le tandem Matthew McConaughey / Woody Harrelson fait partie des grandes perdantes de la cérémonie, repartie avec une seule statuette. Comment expliquer une telle déception pour cette série brillante, qui avait pourtant mis tout le monde d'accord ?

La nostalgie Breaking Bad a marché à pleins tubesMeilleure série dramatique, meilleur acteur pour Bryan Cranston, meilleur second rôle masculin pour Aaron Paul, meilleur second rôle féminin pour Anna Gunn et meilleur scénario pour Moira Walley-Beckett... Sur presque toutes les prix où elle a été nommée, Breaking Bad a fait main basse sur ces 66èmes Emmys. Étrangement, le seul à n'avoir pas été couronné pour son travail est Vince Gilligan, showrunner de Breaking Bad et battu dans les deux catégories où il était engagé.Ce triomphe n'est pas une surprise car Breaking Bad combine tous les éléments qui pouvaient en faire le grand gagnant de la cérémonie. Série louangée par la critique depuis sa première saison, sa montée progressive dans les audiences en a aussi fait une série populaire en attirant jusqu'à dix millions de spectateurs pour son tout dernier épisode. Une telle unanimité ne pouvait pas échapper au collège des 15.000 votants de l'Academy of Television Arts and Science au moment de rendre son verdict, d'autant que l'effet nostalgie de la dernière saison a très certainement influé. Dès lors, difficile pour True Detective de se faire une place face à une série qui restera parmi les plus importantes de l'histoire, et à laquelle les Emmys ont voulu offrir une porte de sortie digne de son statut.Il n'empêche que la légitimité de cette razzia peut être remise en question. Certes, True Detective n'en est encore qu'au début de son existence, étant renouvelée officiellement pour une saison 2, mais cette cérémonie était néanmoins l'unique occasion de récompenser la prestation magnétique et intense de Matthew McConaughey dans le rôle de Rust Cohle, ou bien de Woody Harrelson, excellent dans son interprétation tout en colère rentrée du plus terre-à-terre Martin Hart. Les deux acteurs et amis, dont la complicité à l'écran saute immédiatement aux yeux, ont la certitude de ne pas être dans la deuxième saison de True Detective. Un privilège qui, pour reprendre le bon mot d'Amy Poehler au moment de les présenter hier soir, les rend uniques dans l'industrie hollywoodienne. Que l'académie des votants ait choisi d'attendre avant de récompenser le travail du scénariste Nic Pizzolatto peut se comprendre, surtout face à Moira Walley-Beckett à qui l'on doit Ozymandias, reconnu par beaucoup comme le meilleur épisode de l'histoire de Breaking Bad. Mais on ne peut s'empêcher de dire que le prestige de Bryan Cranston n'aurait pas forcément souffert d'être dispensé d'un quatrième Emmy (qui fait de lui avec Dennis Franz, l'inoubliable Sipowicz de NYPD Blues, l'acteur le plus récompensé de l'histoire des Emmys dans cette catégorie) face à un McConaughey qui aurait pu conclure avec cette statuette une année royale marquée par un Golden Globe et un Oscar.Le conservatisme naturel des Emmy AwardsÀ chaque année, le même refrain revient, comme un constat implacable : le palmarès des Emmy Awards est conservateur, et réfractaire aux changements précipités. Et ce palmarès 2014 ne fait qu'amplifier la tendance. Hormis la catégorie mini-série et téléfilm, structurellement sujette au changement, seules deux catégories ont récompensé des vainqueurs pour la première fois : Cary Fukunaga pour True Detective et Allison Janney pour Mom (même s'il s'agit pour elle de son septième Emmy!). Même une victoire surprise comme celle de Julianna Margulies pour The Good Wife est en réalité le deuxième Emmy pour l'interprète d'Alicia Florrick.Dans un palmarès où Modern Family a remporté son cinquième Emmy de la Meilleure Comédie, où Bryan Cranston, Aaron Paul, Jim Parsons et Julia Louis-Dreyfus ont tous au moins remporté trois Emmys (trois pour Paul, quatre pour Cranston et Parsons et cinq pour Louis-Dreyfus!), comment envisager l'absence de True Detective autrement que par la frilosité des votants ? True Detective n'est d'ailleurs pas la seule concernée par cette tendance, il n'y a qu'à voir la désaffection des votes pour le casting d'Orange is the New Black ou pour la prestation sublime de Lizzy Caplan dans Masters of Sex pour s'en convaincre. Et le phénomène touche même les mini-séries, où Sherlock a très solidement contrecarré le raz-de-marée attendu pour la brillante Fargo, avec sa saison 3 pourtant souvent dépeinte comme la plus faible de toutes.C'est un fait, contrairement à ce que l'on peut souvent entendre à ce sujet : le collège des votants pour les Emmy Awards n'aiment rien tant que les séries populaires et fédérant critique et public. Si elle récompensait réellement l'élitisme pointu et confidentiel comme on peut parfois lui reprocher, on verrait beaucoup plus souvent apparaître des séries comme Rectify ou Community et David Simon aurait cumulé des dizaines d'Emmys pour The Wire ou Treme.Le choix des Emmy Awards est souvent beaucoup plus consensuel que celui de l'autre cérémonie phare pour les séries aux États-Unis, les Golden Globes, où le jury est uniquement composé de journalistes. Là où ces derniers récompenses souvent des nouveaux venus (Brooklyn Nine-Nine ou Jon Voight dans Ray Donovan l'an dernier), les Emmy Awards, plus frileux, aiment les valeurs sûres. True Detective paye donc sans doute sa fragilité de jeune premier, et peut-être aussi la stratégie ambitieuse de HBO qui a choisi de l'inscrire parmi les séries dramatique. Un choix qui a peut-être été mal compris par certains votants : par sa brièveté et son caractère anthologique, True Detective se rapproche dans son format de Fargo ou American Horror Story, nommées parmi les mini-séries.Des nominations desservies par le caractère de son showrunner ?Enfin, on peut aussi d'interroger sur le caractère ombrageux de Nic Pizzolatto, dont la personnalité peut avoir desservi les chances de True Detective dans ces Emmy Awards. On ne peut s'empêcher de penser que la polémique qui a récemment éclaté autour des accusations de plagiat quant aux dialogues de Rust (empruntés aux œuvres littéraires de Thomas Ligotti notamment) a influé sur la décision de certains votants, tout comme les accusations abusives concernant la représentation des femmes dans la série. C'est un fait, Nic Pizzolatto est une personnalité qui polarise les avis auprès des sériephiles. Nombreux sont ceux qui louent la finesse de sa plume et sa capacité à créer un univers aussi noir et cohérent que celui de True Detective, quand d'autres n'y voient qu'un illusionniste spécialiste des formules creuses et de la philosophie de comptoir à l'ego démesuré. L'homme n'est d'ailleurs pas des plus aimables avec certains de ses collaborateurs. Le discours de remerciement de Cary Fukunaga au moment de la remise de son Emmy a fait parler sur un point : le réalisateur y oubliait complètement Pizzolatto dans ses remerciements, alors qu'il est de tradition qu'un réalisateur couronné d'un prix remercie son scénariste principal. Un oubli que certains pensent volontaires et qui alimentent les rumeurs quant à la relation tendue qu'ont pu entretenir les deux hommes sur le tournage de la saison 1 de True Detective. True Detective directing winner Cary Fukunaga didn't thank creator Nic Pizzolatto. I'm sure he just forgot. #Emmys— Matthew Belloni (@THRMattBelloni) 26 Août 2014En face, malgré la dureté de son sujet et la gravité de son ton, Breaking Bad est une série beaucoup plus media-friendly. Vince Gilligan est un personnage affable souvent passionnant à écouter en interview. Et Bryan Cranston et Aaron Paul, chouchou des plateaux télé et très bons clients pour se lancer dans toutes les pitreries possibles, ont certainement aussi bénéficié de leur goût pour l'auto-dérision et leur infatigable endurance promotionnelle. Rappelons qu'à l'occasion de la cérémonie, Aaron Paul a organisé une grande chasse au trésor avec les fans en forme d'opération de com pour Breaking Bad, où ces derniers pouvaient gagner jusqu'à des scripts dédicacés de certains épisodes ! Difficile de penser qu'une telle dévotion, et l'image globalement très positive que renvoie la série de Vince Gilligan dans les médias, n'a pas eu son influence au moment de départager Breaking Bad et True Detective.Si la saison 2 de True Detective confirme les grandes promesses offertes par sa brillante première saison, la série aura un concurrent de poids en moins l'année prochaine (même si elle affrontera alors peut-être la deuxième partie de la dernière saison de Mad Men) et pourrait enfin concrétiser son influence en terme de statuettes. Mais on se dira peut-être qu'à l'image de Sherlock dans les mini-séries, les votants des Emmy Awards s'y sont pris un peu trop tard...Julien Lada