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On a le droit de ne pas aimer Les Misérables (il y a de quoi). Mais on doit reconnaître à Tom Hooper une ambition certaine, des choix esthétiques et cinéma radicaux et une époustouflante direction d’acteurs. Avant de crier à la trahison et au nanar terminal, on a quand même voulu lui donner la parole. Pour parler cinéma.Propos recueillis par Gaël GolhenRéalisme magique« J'ai grandi à Londres, dans un univers cinéma très réaliste – Mike Leigh, Ken Loach étaient nos modèles... Ce qu’on voyait, ce qu’on avait comme horizon, c’était des drames hyperréalistes avec l’idée que, ce qui est vrai doit être réel. Or, dans la comédie musicale, ce qui est vrai n'est pas réel, parce que ce n'est pas réaliste de chanter ses sentiments ou ce qu’on a dans la tête. Du coup, quand j’ai commencé Les Misérables, il a fallu que j’abdique sur beaucoup d’idées préconçues, que je laisse tomber mon sens du réel pour trouver une autre forme de vérité, une vérité qui passerait à travers la narration ou les émotions. C'était intéressant pour moi de passer outre la tyrannie du réel par laquelle on se fait parfois piéger ».Tout chanté« J'ai hésité. J'ai surtout longtemps pensé que ce n'était pas possible. Le premier draft de William Nicholson était divisé en partie chantée et en partie dialoguée. Mais le problème, c'est que si tu alternes entre chanson et dialogue, tu organises deux réalités différentes. Le naturalisme du dialogue contre l'hyperréalisme des chansons. A moins de trouver un principe qui te permet de décider de manière organique ce qui sera chanté et ce qui sera dialogué, c'est très compliqué et les transitions sont impossibles à gérer. Si là, je me mettais à chanter au téléphone au bout de dix minutes de conversation, vous trouveriez ça forcément bizarre ! Et ces différences de régime rappellent constamment aux gens qu'il y a deux niveaux de réalité différents. Du coup, j'ai demandé à des amis ce qu'ils en pensaient. Et c’est Baz Lhurman qui m'a donné le déclic. Il m’a dit un truc très fort : à moins d'avoir un contrat spécifique avec ton public, à moins d'établir dès le début quand on chante et quand on parle, concilier les deux formes (chantée et dialoguée) est impossible à faire. On a beaucoup parlé de Chicago. Dans ce film, on passe au chant quand on est dans les pensées de l’héroïne, dans sa tête. Ce sont des fantasmes, des projections. Mais dans Les Misérables, il n'y avait pas de séparations évidentes et claires. Pour les gens, le problème de la comédie musicale au cinéma, ce sont précisément ces changements trop marqués. Dans La Melodie du Bonheur, il y a un passage de 28 minutes sans chanson. Et quand la musique revient - une chanson romantique entre le jeune couple - pendant quelques secondes, on est gêné, un truc cloche. On se remet très vite dans l'atmosphère, mais le flottement est étrange. Du coup, progressivement, je me suis dit que ce serait plus honnête et créativement plus stimulant de se dire dès le début que tout serait chanté. C'est la raison pour laquelle revoir Les Parapluies de Cherbourg me fut d'une grande aide. Parce que j'avais un des rares exemples de film où il n'y a qu'une réalité... comme Tommy d’ailleurs ».Victor Hugo« Hugo est un grand romancier réaliste, mais c'est aussi un démiurge, un agenceur de réalité ; il réorganise le réel de manière absolument génial. Il travaille beaucoup sur les symboles. C'est comme le rôle de la coïncidence dans son roman. Ca ne marche que si on accepte que Dieu existe et qu'il s'agit d'un principe qui organise l'univers. Sa description de Valjean dans la dernière bataille est extraordinaire. Il le décrit littéralement comme un ange qui aide et sauve les gens en train de se battre... Aucune balle ne l'atteint, aucune blessure ne le corrompt. Son langage symbolique est d'une puissance folle. Au début du roman il fait le parallèle entre le bagne et la mer et il a cette phrase géniale : « La mer c'est l'inexorable nuit sociale où la pénalité jette ses damnés. La mer c'est l'immense misère ». Waouh ! C'est la raison qui m'a fait commencer le film par ce plan où la caméra jaillit de l'océan ; précisément pour réaliser la connexion entre la mer et la misère et payer mon dû à l’imagerie si puissante de Hugo. J'avais l'impression que je pouvais trouver deux choses chez lui : le réalisme brut, noir, mais aussi un symbolisme poétique très fort. Et j'ai précisément essayé de concilier les deux, de naviguer entre ces deux extrêmes. Regarde la manière dont je représente les humbles. J'ai essayé de montrer de la manière la plus réaliste possible leurs conditions de vie. Hugh (Jackman NDLR) porte des fausses dents pour qu'on ne voie plus son émail immaculé (rires) ; il a perdu 20 kilos pour jouer le condamné, il ne buvait plus pendant des heures pour que sa peau soit comme du papier, se colle à ses os. Je voulais des images réalistes... Mais en même temps, je n’ai pas hésité à faire du cinéma épique, énorme et très pictural. Ma première scène est quasiment biblique – avec ces bagnards, l’eau, la violence, les fouets, les cadrages serrés sur les visages… J’avais besoin d’un feeling énorme et monstrueux. Je voulais alterner les deux pôles : du réalisme brut et sauvage pour ancrer les chansons, mais un style  plus lyrique et plus épique que mes précédents films »Chansons live« Le plus gros défi sur ce film, ce fut de filmer les chansons live... Sur le plateau, un pianiste jouait les thèmes et les acteurs enchaînaient. Pas de chef d'orchestre, juste un piano et les comédiens qui choisissaient le tempo. J'ai fait ça parce que je ne supporte pas le playback. C'est artificiel et, même quand c’est bien fait, ça ne me plait pas... De plus, en proposant aux acteurs de chanter live, je me rapprochais un peu plus du réel. Je voulais leur laisser la possibilité de créer sur l'instant. Si Anne Hathaway avait subitement envie de prendre quelques secondes pour laisser une émotion sur son visage, ou une idée jaillir dans ses yeux, elle était libre de le faire. Ce fut déterminant pour ma direction d’acteur. J’étais moins contraint, moins prisonnier du tempo et de la musique. Les acteurs reprenaient le contrôle du temps. Au fond, je préfère qu'on ait l'impression qu’ils sont en train de créer la chanson plutôt que le spectateur imagine qu'ils en donnent une nouvelle interprétation ».Le montage« Sur ce film, le montage a été beaucoup plus compliqué. Je montais Les Misérables avec les chansons jouées sur un piano électronique. C'était très… bizarre. Et quand l'orchestre est arrivé, j’ai eu l’impression d’avoir un nouveau personnage. C’est bizarre, mais j’ai eu l’impression qu’il fallait devenir ami avec ce nouveau personnage... Trouver l’équilibre entre le montage que je voulais faire et l'orchestration que j’avais. C'était comme un ballet. C’est vraiment là que je me suis rendu compte que monter un film musical est un enfer. Si je veux enlever 3 minutes du film, je suis obligé de tout réorchestrer, de reprendre un passage entier et ça peut me prendre des jours... Un enfer. 
Mais j'ai énormément appris sur le tempo et sur la science du montage. Un exemple : au départ mon monteur mettait les moments d'émotion au début, avant le lancement de la musique. Du coup, la musique devenait redondante. Sur Little fall of rain, quand Eponime meurt sur les barricades, on avait construit la scène en montrant cette jeune fille qui souffre et Gavroche qui lui caresse les cheveux. C’était comme dans un rêve, très doux, très beau. Mais du coup, quand la chanson arrivait, ce n'était plus nécessaire parce que la beauté du moment était dans les images déjà montées. Quand j’ai compris ça, on a monté le début de manière plus agressive, sans excessive douceur, jusqu'à l'arrivée de la chanson qui devient le vrai moment de calme. Quand la chanson arrive le public laisse glisser ses émotions dans la place que libère la chanson. L'émotion tombe en même temps que la chanson qui élève cette émotion, la transcende... » Le langage« C’est vrai que le soliloque de Valjean et la fin du Discours d’un roi se répondent d'une certaine manière. Dans le soliloque Hugh essaie d'exprimer sa nouvelle relation avec Dieu. C'est une manière de reformer son identité. Et à a fin du Discours d’un roi, le roi lutte pour affirmer son nouveau statut et sa nouvelle identité. A chaque fois, ce sont des personnages qui luttent pour imposer leur nouveau « moi ». Et puis… Un roi qui ne peut pas parler correctement, des personnages qui ne peuvent que chanter, je suis fasciné par la manière dont on communique. Mon obsession du son live vient d’ailleurs de là et de mon travail sur le Discours d’un roi. Sur ce film, seul l'enregistrement live du travail de Colin Firth pouvait rendre son incroyable boulot sur les détails, les bégaiements... on avait essayé de réenregistrer certains dialogues, mais Colin ne pouvait pas le rejouer. Il ne pouvait le faire qu’en direct. On n'a utilisé que le live sound seul capable de rendre l'extraordinaire performance de Colin »Filmer des institutions« J'aime questionner la manière dont on se rattache à une culture. John Adams, le téléfilm HBO avec Tom Hanks, était sur la révolution américaine et je refaisais mon George Washington... Je crois que c'est vraiment ce film qui m'a fait prendre conscience de ça. J'aime penser que quand le public vient voir un de mes films, il a déjà beaucoup investi parce qu'il connaît le sujet. Il y a une relation préexistante avec le sujet et c’est cette relation entre le sujet (iconique) et les spectateurs que je veux creuser ».