Quand Steven Spielberg a des choses à dire sur la politique, l’Amérique et l’état du monde, c’est vers lui qu’il se tourne : Tony Kushner, grande figure du théâtre new-yorkais, prix Pullitzer 93 pour sa pièce Angels in America. Après le blafard Munich en 2006, Kushner signe aujourd’hui le script, apaisé et lumineux, de Lincoln. Interview.Propos recueillis par Frédéric FoubertTony, tout le monde sait que Spielberg vénère Abraham Lincoln depuis sa plus tendre enfance. C’est aussi votre cas ?C’est plus compliqué que ça. J’ai grandi dans le Sud, en Louisiane, et là-bas, il y a encore beaucoup de résistances au mythe Lincoln – certains continuent de le voir comme une figure de tyrannie et d’oppression. Quand j’étais au lycée, par exemple, les manuels scolaires ne parlaient pas de la « Guerre Civile », mais de « la guerre du Sud pour l’indépendance » (« southern war for independance »). Je connais encore des personnes qui refusent d’avoir un billet de 5 dollars (à l’effigie du Président – ndlr) dans leur portefeuille. En revanche, mon père a élevé ses enfants dans le culte de Lincoln. On savait dès notre plus jeune âge quel grand homme c’était, quel grand écrivain aussi… Du coup, comme j’ai conscience, contrairement aux gens du Nord, que Lincoln n’est pas universellement adoré, j’ai toujours eu une attitude très « protectrice » vis-à-vis de lui. Toujours été prêt à plaider sa cause.Vous avez écrit deux films très politiques pour Spielberg, Munich et Lincoln. L’un, Munich, est franchement plus désenchanté que l’autre. Que s’est-il passé entre-temps ? Vous et Steven avez retrouvé foi en la politique ?Stylistiquement, c’est sûr que les deux films sont aux antipodes. Et que les personnages de Munich se sentaient trahis par leur gouvernement et leur pays… Quand Steven a décidé de tourner Munich, il agissait en Américain qui croit en la rationalité de l’action gouvernementale. Il voulait répondre à la politique de l’administration Bush au lendemain du 11 Septembre, à cette guerre contre la terreur qui justifiait la mise à mal de nos libertés individuelles. C’est sur ce terrain-là que nous nous sommes retrouvés. Ceci dit, j’ai néanmoins le sentiment que Munich et Lincoln posent exactement les mêmes questions : quels compromis sommes-nous disposés à faire afin d’atteindre notre idéal politique ? Jusqu’où peut-on aller ? Munich envisageait une réponse pessimiste, celle de Lincoln est optimiste.Vous avez déclaré avoir « beaucoup pensé à Obama » en écrivant le film. Mais quand on rapporte vos propos à Spielberg, il botte en touche : « Tiens, tiens, Tony ne m’en a jamais parlé… » Je ne sais pas pourquoi, mais je n’arrive pas à le croire…Ah, ah ! Quand Steven dit ça, c’est sans doute pour souligner qu’il n’a jamais été question d’« éditorialiser » le film. Ce n’est pas une tribune d’opinion sur tel ou tel aspect de la présidence Obama. Mais on en a parlé ensemble, bien sûr, ça aurait été impossible de faire autrement… J’ai mis un point final à la première mouture du scénario le soir de l’élection d’Obama, en 2008. La télé était allumée pendant que j’écrivais et j’avais là, sous les yeux, une preuve concrète que des changements d’ordre révolutionnaire peuvent être accomplis dans le cadre d’une démocratie électorale. Exactement ce dont parle le film ! Plus tard, en 2010, quand Obama s’est retrouvé face à un Congrès très hostile à son égard, les parallèles avec l’histoire qu’on cherchait à raconter m’ont semblé de plus en plus évidents… Depuis, j’ai cru comprendre que le Président aimait beaucoup le film et j’avoue que ça me fait très plaisir.En racontant dans votre Lincoln comment se façonne la Loi en Amérique, vous vous inscrivez très clairement dans le sillage duYoung Mr Lincolnde John Ford (Vers sa destinée, 1939). C’est un film que vous avez beaucoup regardé au moment de l’écriture ?Une demi-douzaine de fois. Mais pas plus que Abe Lincoln in Illinois (John Cromwell, 1940) ou le Abraham Lincoln de Griffith (1930) – pas un très bon film, celui-là… C’est sûr que Young Mr Lincoln est le chef-d’œuvre du lot. Henry Fonda portait en lui cette tristesse insondable, qui rend le film bouleversant. Steven et moi en avons beaucoup parlé, même si notre approche se voulait finalement assez différente. On ne recherchait pas cette imagerie mythique, celle d’un saint américain, chevauchant un âne le long de l’Ohio River… A ma connaissance, notre film est le premier à traiter très sérieusement de l’exercice quotidien du pouvoir. Mais je vous accorde qu’il y a une modestie typiquement fordienne dans la façon dont Steven a abordé tout ça. Le budget a beau être conséquent, le résultat a quelque chose d’artisanal, de simple, presque dépouillé. Ma scène préférée, par exemple, c’est celle entre Lincoln et Grant assis sous un porche, à Gettysburg. C’est un moment de silence, l’un des rares du film… Une ombre passe sur le visage de Lincoln… C’est magnifique. A la fois très fordien et totalement spielbergien.