Comme toujours à Hollywood, cette histoire s’écrit d’abord avec des chiffres. Premier film à dépasser la barre magique des 100 millions de dollars de recettes lors de sa première exclusivité, Les Dents de la mer inventait officieusement en ce mois de juin 1975 une catégorie industrielle, qui allait vite devenir un véritable genre de cinéma : le blockbuster estival. Trois ans avant ça, la Paramount avait ouvert la voie aux futurs wonderboys en bouleversant les règles classiques de la distribution US avec le triomphe historique du Parrain. L’idée était la suivante : opter pour une sortie massive sur tout le territoire – plutôt que d’augmenter au fur et à mesure le nombre de copies comme c’était de coutume – et mettre le paquet sur le budget promo. Il s’agissait de saturer le marché des salles (qui se multipliait à vitesse supersonique) et de l’espace publicitaire (qui se multipliait à peu près à la même vitesse), et de n’avoir plus qu’à se baisser pour ramasser les dividendes. Sauf que contrairement au film de Coppola, Les Dents de la mer ne se situait pas dans le registre du film à Oscars, il incarnait plutôt une nouvelle race de films destinés à remplir les nouvelles salles des banlieues américaines, qui venaient de remplacer les drive-in et leur séance unique à la nuit tombée. Le paysage avait changé, la nature des films aussi. Du grand spectacle et de la grosse promo, le tout programmé dans des milliers de salles et ce plusieurs fois par jour : mince, pourquoi personne n’y avait pensé avant ? Parce qu’avant justement, ça ne pouvait pas exister.>>> 40 choses que vous ne savez peut-être pas sur Les Dents de la merY a plus de saisonS’il est désormais admis que Les Dents de la mer puis Star Wars, deux ans plus tard, ont conceptualisé, pérennisé et sanctifié le style blockbuster en sachant prendre la mesure des métamorphoses de la société yankee, il faut aussi avouer que tout ceci représentait alors un sacré pari industriel, basé sur des films prototypes. Ce n’est qu’à partir de 1981 que ces films-là commencent à s’imposer comme un standard de production. Cet été-là, la liste des sorties du premier Indiana Jones, de Superman 2, de L'Equipée du Cannonball, de Rien que pour vos yeux, de Rox et Rouky ou des énormes hits comiques Arthur et Les Bleus, se lit comme le bulletin officiel de la toute première saison des blockbusters. Des films d’aventures, des prouesses technologiques, des cartoons pour la famille, des stars qui aiment les cascades, des jeunes pousses télé qui font les cons au ciné, des franchises increvables, des adaptations de comics, des daubes, des chef d’œuvres, des produits de consommation courante et, au milieu de tout ça, Steven Spielberg. C’était il y a trente-quatre ans tout pile. Vous aurez droit exactement au même programme cette année, alors merci d’oublier que c’était mieux avant.En 2015, l’été ciné débutait en avril. Pour éviter les embouteillages, FF7 choisissait d’écouter Bison futé et passait la seconde avant même que les autres n’aient eu le temps d’empaqueter leurs bagages. La voie était libre, le moteur pouvait vrombir. Résultat : un hit monstre placé sous le haut patronage de Saint Paul Walker. Voilà peut être la seule donnée qui a véritablement évolué à l’intérieur de l'écosystème des blockbusters : un élargissement maousse de la saison, qui s’étale désormais sur pas loin de six mois. De fait, la moitié de l’année ciné US semble désormais dédiée au genre. Le principe, c’est évidemment d’esquiver le duel en face à face, qui en 1993 avait coûté sa peau à Last Action Hero, dévoré tout cru par les dinos de Jurassic Park (tiens, salut Steven, ça faisait longtemps). Le volume de production ayant explosé depuis, pas d’autre choix que de se débrouiller pour faire durer l’été un bon semestre. Il s’agit ni plus ni moins d’un pacte de non agression élaboré entre elles par les majors, et qui conduit désormais à une situation un peu absurde : puisque tout est blockbuster estival, plus rien ne l’est tout à fait. D’ailleurs a-t-il déjà vraiment eu un goût spécifique, ce cinéma-là, un tronc commun, si ce n’est celle de la petite brise de la salle climatisée quand tape à l’extérieur un soleil de plomb ?>>> Fast & Furious 7 devient le 3e plus gros succès au box office mondial Mât de tenteFaut l’avouer, on s’y perd un peu. Plus hétérogène que le blockbuster, dans son esthétique, ses formules, ses échelles et même sa cible, ça n’existe pas. On imagine communément que le terme signifie film d’action à gros budget de préférence avec une vedette ; c’est juste mais très incomplet. Prenons par exemple Pitch Perfect 2, petite comédie vulgaire sur fond de hits FM qui déboule ce mois-ci en salles : blockbuster ou pas blockbuster ? Le budget et l’absence de vraies têtes d’affiche disent « Non, faut pas déconner ». Mais la date de sortie, la campagne marketing, le « 2 » à la fin du titre, les 3500 copies, les ventes de la B.O sur iTunes et les montagnes de dollars amassées disent « Oui, aucun doute là dessus ». Ne pas se méprendre, on n’a pas affaire ici à un sleeper, un hit surprise dont le carton viendrait souffler tout le monde, mais bien à un film conçu, pensé, vendu pour faire péter le tiroir-caisse en s’emparant façon blitzkrieg de l’argent de poche des ados. Soit un blockbuster au sens le plus strict du terme. Pour nous rendre les choses plus claires, l’industrie a inventé il y a quelque temps le terme tent-pole (mât de tente), désignant un objet culturel aux frais de production et de marketing colossaux, conçu dans le seul but d’engranger sequels, merchandising, produits dérivés, spin-offs et tout ce qui s’ensuit (plein de dollars). En quelque sorte, le fiston dégénéré et hypertrophié de Star Wars. Pari financier monstre, le tent-pole se budgétise à 150 barres minimum et investit au moins la même somme pour sa campagne publicitaire. Une manière de réduire les risques (la visibilité est énorme) tout en en prenant comme jamais (la somme d’argent balancée est encore plus énorme). Cette année Disney aurait ainsi perdu plus de 100 millions de dollars après le flop d’un de ses tent-poles, A la poursuite de demain. Un souci ? Même pas vraiment, puisque dans le même temps Avengers 2 lui rapportait plus d’un milliard de dollars. Plus fort encore, la major aux grandes oreilles semble avoir volontairement sabré dans le budget marketing du film de Brad Bird, après s’être rendu compte que les trackings (indice mesurant l’excitation des spectateurs et remplaçant désormais les fameuses « projections test ») étaient au plus bas. Un bide auto-programmé par son studio et une aberration industrielle qui commence à être monnaie courante à Hollywood (récemment Lone Ranger, Pacific Rim ou Jupiter Ascending se sont aussi fait lâcher en cours de route par leurs studios). Pitch Perfect 2 est un film indé maquillé en blockbuster ; Tomorrowland, exactement l’inverse. Un modèle stratégique qui raconte surtout que le budget promo en dit désormais presque plus sur la nature du film que celui alloué à la production. >>> Tomorrowland pourrait faire perdre plus de 140 millions de dollars à Disney60 ans, toujours ados ?Si l’offre n’a pas changé depuis 1981, tout est donc devenu plus gros (le nombre de films, la durée de la saison, l’échelle des fours). Un élément reste en revanche fluctuant : l’importance de la star. On croyait qu’Hollywood avait réussi à contourner le problème de la tête d’affiche (capricieuse et coûteuse par nature) en lui préférant la valeur « franchise ». Les quatre plus gros succès de 2009 ? Harry Potter, Twilight, Transformers et Avatar. Les quatre plus gros succès de 2011 ? Les mêmes (sauf Avatar, James aime prendre son temps). Des licences phares qui ont inventé leurs propres acteurs. Ce n’est plus si vrai. Des stars de blockbusters, avec des véhicules conçus juste pour eux, il y en a de nouveau un certain nombre (Dwayne Johnson, Channing Tattum, Chris Pratt à présent), signe que le système s’autorégule très bien, avec un turnover incessant. Anomalie aberrante dans ce modèle qui fonce à toute allure, Tom Cruise est aujourd’hui le seul à symboliser une certaine idée du pur spectacle hollywoodien qui n’aurait pas varié sur trois décennies. Un statut qui n’empêche pas chacun de ses nouveaux projets, depuis La Guerre des Mondes en 2005, de se planter systématiquement. Habilement mise en place par ses propres soins au milieu des 90’s, sa franchise Mission : Impossible (la seule de toute sa carrière jusqu’à présent) ressemble de plus en plus à un radeau de fortune. Elle devrait lui permettre de passer l’été 2015 au calme... en attendant Top Gun 2. Le genre de garantie qu’aimerait bien retrouver son collègue des 80’s Arnold Schwarzenegger, qui rechausse lui le cuir et l’exosquelette du Terminator, sans trop savoir si le public a encore vraiment envie d’assister à ça. Un signe encourageant pour Arnie : la nostalgie semble être devenu l’une des valeurs les plus prisées du blockbuster contemporain.>>> Mission Impossible 5 : les premières critiques hautement positivesC’est ce que raconte en tout cas le succès colossal et inattendu (en tout cas dans ces proportions) de Jurassic World, ni suite, ni reboot, mais hommage en grande pompe au premier volet, signé d’un certain Steven Spielberg, et dont le point d’orgue serait le come-back du vieux T. Rex de 1993. Pensé à l’origine pour les teenagers, le blockbuster a considérablement élargi sa moyenne d’âge. Les gamins de l’époque ont beau avoir grandi, s’approcher gentiment de la soixantaine, ce cinéma-là est encore le leur. Et même s’il ne peuvent pas s'empêcher de radoter que c’était mieux avant – rayant de leur mémoire les horreurs signées John Badham, Jan De Bont ou Martin Campbell qu’ils se sont enfilés en intraveineuse – impossible malgré tout de résister à un petit shoot d’entertainment une fois l’été venu. Le week-end de son démarrage US, 60% des spectateurs de J-World avaient plus de vingt-cinq ans, une donnée tout sauf anodine qui risque de positionner le film comme un vrai game-changer dans l’industrie. Cette manière de rameuter les kids sur une promesse d’action non-stop et les plus vieux sur l’idée d’une émotion proustienne, c’était aussi la stratégie de la Warner pour Mad Max Fury Road. Le pari a (un peu) loupé probablement parce que la trilogie originale sonnait trop lointaine pour les ados d’aujourd’hui. Pas un môme de 2015 en revanche pour ne pas avoir flippé devant le premier Jurassic Park à la télé. Verdict : meilleur démarrage de tous le temps. Ça doit bien fait rire Steven, ça.>>> Jurassic World décroche le record du film à avoir atteint le plus rapidement le milliard de dollars Retour aux sourcesA quarante piges, pas d’autre choix que de commencer à regarder dans le rétro. Le triomphe délirant du film de Colin Trevorrow est à ce titre un symbole inouï, racontant en creux qu’aucun genre de cinéma ne peut s’affranchir du temps qui passe. Le blockbuster hommage désormais le blockbuster. C’était une idée poétique à l’époque de Super 8 de J.J. Abrams, c’est devenu une boussole industrielle en ce mois de juin 2015. Rayant de la timeline T3 et T4, Terminator Genisys pousse le bouchon de la relecture un cran plus loin, et nous offre donc un « reboot partiel » de la série. L’idée : oublier pour de bon le troisième et le quatrième volet (vous devriez y arriver sans trop de difficultés) et reprendre les choses au moment où c’était encore bien. L’âge aidant, le blockbuster peut désormais opérer des coutures dans sa propre histoire, en gommer une partie, s’en réinventer une autre, imprimer sa propre légende. Il était le symbole d’une certaine innocence, d’une totale immaturité, le temps l’a transformé en genre réflexif. Un contresens ? Non, juste la preuve de sa capacité hors du commun à saisir le pouls de son époque, à anticiper les désirs de ses spectateurs. Comme il l’a toujours fait.Au moment où l’on souffle les quarante bougies du genre, les deux plus gros succès de l’année devraient donc être Jurassic World et Star Wars 7 (qui sortira en décembre ; y a vraiment plus de saison), une coïncidence qui scelle pour de bon l’idée que le binôme Lucas/Spielberg a bel et bien défini toute cette histoire, et ce par n’importe quel bout qu’on la prenne (les franchises qu’on lance, les stars qu’on invente, les séries sur lesquelles on capitalise de loin, tout). Hollywood n’a fait que suivre les patterns qu’ils avaient élaborés individuellement ET conjointement. Des schémas dont l’aspect visionnaire n’aura jamais résonné aussi fort que cette année. La crise de la quarantaine ? Vous plaisantez ?François Grelet>>> Découvrez notre série sur 40 ans de blockbusters avec King Kong, Star Wars, Alien...
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Le blockbuster : 40 ans toujours costaud
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