Henri Decoin, Roma, Netflix, Orson Welles… Bertrand Tavernier débriefe son Festival Lumière.
Président de l’Institut Lumière, Bertrand Tavernier a passé la dixième édition du Festival Lumière à arpenter Lyon dans tous les sens, assistant à trois ou quatre séances par jour, accompagnant une rétrospective Henri Decoin (l’un de ses cinéastes de chevet), dédicaçant des DVD de sa série documentaire Voyages à travers le cinéma français (qui sort le 7 novembre chez Gaumont)… Rencontré au début d’une nouvelle journée de projections, le super-cinéphile fait un bilan à mi-parcours de la dixième édition du festival qu’il a co-fondé.
Première : Le Festival Lumière organisait cette année une rétrospective Henri Decoin, dont vous parlez aussi dans le premier épisode de votre série Voyages à travers le cinéma français. Pourquoi Decoin ?
Bertrand Tavernier : C’est un cinéaste dont je me suis senti de plus en plus proche au fil des ans. Sa personnalité me touchait de plus en plus. Et ses films, bien sûr. J’en ai redécouvert durant ce Festival : Toboggan (1934), que je n’avais pas vu depuis 35 ans, un film remarquable, dépouillé, dégraissé, direct, sans cliché, très bien dialogué par Decoin lui-même, peut-être le meilleur film français sur la boxe. Et La Chatte (1958, avec Françoise Arnoul, sur la Résistance). Rien ne vaut un film en salles. Une copie 35mm moyenne sera toujours mieux qu’un DVD un peu pourri. La Chatte aussi est un film dégraissé, sans effet de manche, sans musique, qui annonce le ton et l’atmosphère de L’Armée des ombres de Melville. La photo de Pierre Montazel est impressionnante, très proche des films noirs américains, beaucoup plus intéressante que la photo souvent banale des films français de l’époque. En couleurs aussi, Decoin est remarquable. L’Affaire des Poisons et Un soir au music-hall sont parmi les trois ou quatre films français en couleurs regardables des années cinquante, avec Les Aventures d’Arsène Lupin et Mitsou.
Dans sa volonté de passer systématiquement d’un genre à l’autre, Decoin a un côté Bertrand Tavernier, non ?
Je ne sais pas, je ne me compare pas. Je sais juste que la variété des films a dû lui nuire aux yeux de la critique, qui aime parfois que les gens soient dans des cases. La différence, c’est que lui a accepté des commandes, moi jamais. Il avait connu la faim et l’extrême misère, il voulait être sûr de toujours pouvoir ramener de l’argent à sa famille. Là où je me reconnais en Decoin, c’est dans son travail sur la musique. C’est grâce à ça que j’ai compris que ce n’était pas juste un réalisateur commercial. C’est quelqu’un qui par exemple travaille deux fois avec Henri Dutilleux, le plus grand compositeur français du XXème siècle. Pour Maléfices (1962), il va chercher Pierre Henry, le pape de la musique concrète, et lui demande une partition pas du tout tonale, pas du tout mélodique. On dirait une musique de John Carpenter ! Pierre Henry n’a jamais été demandé par un autre cinéaste.
Comment votre travail sur l’histoire du cinéma français est-il perçu aux Etats-Unis par vos amis cinéphiles ? Tarantino s’est-il mis à Henri Decoin ?
Il n’a pas encore vu la série, mais il a été dithyrambique sur le film (Voyage à travers le cinéma français, 2016), il m’a envoyé un long mail où il me disait qu’il avait acheté tous les films de Becker et de Sautet, qu’il ne connaissait pas. Donc, j’ai eu un effet, oui. Il y a eu trois rétrospectives Becker à l’étranger, alors qu’il n’y en avait jamais eu jusqu’à présent. Et le musée d’art moderne de New York projette de montrer les films de Decoin. Je suis content, car les Américains réduisaient jusqu’à présent le cinéma français à la Nouvelle Vague. Je ne dis pas ça dans un but polémique, étant donné que j’ai été l’attaché de presse de la plupart des cinéastes de la Nouvelle Vague et que je considère que beaucoup de leurs films sont des chefs-d’œuvre. Mais je suis exaspéré qu’on réduise un cinéma national à cinq ans de création. Ce serait comme réduire le cinéma américain au Nouvel Hollywood, en faisant un trait sur Lang, Lubitsch, Anthony Mann ou John Ford ! C’est exaspérant.
Où en est votre livre 100 ans de cinéma américain ?
C’est pour l’année prochaine. Ça va être énorme. Je suis en train de peaufiner des rajouts très importants sur Gordon Douglas, Joseph H. Lewis, Joseph Newman… On a rajouté des scénaristes du muet, un texte sur Dorothy Arzner…
Ça s’arrête quand ?
En 2014. Il y a beaucoup de nouveaux cinéastes aussi, d’Oliver Stone à Gus Van Sant en passant par David Fincher.
Vous avez profité du festival Lumière pour voir Roma ?
J’ai trouvé ça magistral.
Que pensez-vous de la décision d’Alfonso Cuarón de confier son film à Netflix ?
Si les studios et les diffuseurs étaient plus intelligents, plus combatifs, plus ouverts, il n’aurait pas à le faire ! Le problème, c’est que son film a été refusé par tous les studios d’Hollywood. Et que Netflix accepte un film en espagnol, en noir et blanc, autobiographique, sans vedette, qui finit par obtenir le Lion d’Or à Venise. C’est une décision qui témoigne de la lâcheté et de l’étroitesse d’esprit du système. Un témoignage sur le fait que les studios américains ne veulent plus faire que du Marvel et du super-héros, que des trucs pour les enfants entre 6 et 11 ans. Moi, s’il le fallait, j’irais m’adresser à Netflix. Je n’arrive pas du tout à monter mon nouveau film, ni Pathé ni Gaumont n’en veulent, on se fait lourder comme à l’époque de L’Horloger de Saint-Paul ! Mais Cuarón a obtenu quelque chose de très important : que son film soit distribué en salles. Donc, petit à petit, on va grignoter ça.
Michel Ciment disait dans Positif qu’en faisant son prochain film, The Irishman, sous pavillon Netflix, Scorsese avait signé un pacte faustien. Vous êtes moins pessimiste, donc ?
Ah mais ça pose des problèmes, je ne dis pas le contraire ! Mais regardez Scorsese : ses films coûtent très cher, alors quoi ? Il va arrêter de tourner ? Non, il va faire son film et il va arracher lui aussi le fait qu’il soit montré en salles. Scorsese n’abandonnera jamais là-dessus. Netflix va devoir mettre de l’eau dans son vin. Il y a des metteurs en scène qui s’en foutent d’être distribué en salles. Et d’autres pour qui c’est important. Ce que vise Scorsese, en fait, c’est le type d’exploitation qu’il a parfois sur certains de ses autres films qui ne sont pas produits par Netflix. C’est-à-dire 3 à 4 semaines, dans une poignée de salles, et puis voilà. Ça, il l’obtiendra. Et Netflix aura tout intérêt à lui accorder, parce qu’il y aura toujours une frange du public qui n’ira pas sur Netflix et continuera à aller voir ces films en salles. Autant ne pas perdre ce public.
Ce n’est pas un peu déprimant d’écrire une somme sur le cinéma américain et de se sentir déconnecté de la majorité de la production des studios ?
Il y a parfois un côté déprimant, oui. Je suis perdu dans les franchises, je n’arrive plus à suivre. Quand les gens me disent : « Il faut absolument voir tel épisode de Mission : Impossible », j’y vais. Peut-être que je passe à côté de choses intéressantes. Mais il y a aussi beaucoup de bonnes surprises. The Rider, de Chloé Zhao, par exemple. Ou le western de Scott Cooper (Hostiles). Netflix a aussi fait cette série formidable, Five Came Back (Cinq hommes et une guerre).
Vous avez vu le film inédit d’Orson Welles, qui était aussi présenté à Lumière cette semaine ?
Non, et je ne le verrai jamais. Je n’ai pas envie de le voir, pas envie d’en parler.
Vous pensez qu’il aurait dû rester inachevé ?
Je suis sûr que Welles n’aurait pas voulu qu’il sorte. Il ne voulait jamais terminer ses films. Il était à bout de course, il n’avait plus de volonté.
Ce n’est pas un hasard s’il ne finissait pas ses films…
Pas un hasard du tout. Il y en a trop qu’il n’a pas finis. Henry Hathaway disait qu’il avait croisé beaucoup de metteurs en scène dans sa vie pour qui, soudain, l’étincelle s’était éteinte. Regardez Frank Capra, les dernières années, après La Vie est Belle, qui est un chef d’œuvre, il y a un truc qui est brisé. Il continue, il fait semblant, parce qu’il faut exister socialement, mais il ne fait que des remakes de ses succès passés. Les derniers westerns de Hawks sont des films sans énergie créatrice. Il y a des exceptions : Huston termine sur un chef-d’œuvre (Gens de Dublin). Et Wyler a fait The Collector (L’obsédé, 1965) et The Liberation of L.B. Jones (On n’achète pas le silence, 1970). Lui n’a jamais capitulé.
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