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Décryptage du chef-d'oeuvre de Wong Kar-Wai.

Depuis le temps qu’on l’attendait, on ne savait vraiment plus à quoi s’attendre. Entre le moment où Wong Kar Wai a eu l’idée de raconter l’histoire du légendaire maître de kung fu Ip Man, et la sortie de The Grandmaster début janvier en Chine, plus de dix ans se sont écoulés. Entretemps, le Hong-kongais s’est lancé dans une veine expérimentale audacieuse mais de plus en plus acrobatique.

En s’affranchissant les unes après les autres des contraintes habituelles du cinéma conventionnel (scenario et plan de tournage inclus), il demandait de ses acteurs et de son équipe un dévouement total, les productions pouvant durer des années. Au bout du compte, il impressionnait assez de pellicule  pour réaliser dix long-métrages, avant de passer des mois en salle de montage pour donner du sens à ses puzzles. Alors, il pouvait convoquer Tony Leung pour tourner le contrechamp d’un plan enregistré un an plus tôt avec Maggie Cheung. Le résultat était de plus en plus difficile à apprécier, même si ses admirateurs inconditionnels gobaient aveuglément, comme ils l’ont fait à Cannes, l’ovni pas fini qu’était 2046. Par la suite, My blueberry nights était un film de transition, une tentative pas vraiment convaincante de sortir de cette inconfortable impasse.

Tout le reste n’est qu’anecdote

The Grandmaster met fin à tout ça et marque un vrai changement. Enfin presque : étant son propre producteur, Kar Wai a fait son film à sa façon, et le tournage s’est déroulé une fois de plus comme une invraisemblable succession de contretemps, de catastrophes (Tony Leung s’est fracturé le bras deux fois de suite) et de retards délirants. Pendant ce temps, pas moins de trois films sont sortis sur le même sujet. Mais soyons clairs : aussi appliqués soient-ils, ils sont anecdotiques à côté de ce que WKW a réalisé. D’ailleurs, même les précédents films de WKW sont anecdotiques à côté de The Grandmaster. Est-ce une bonne nouvelle ? Ca dépend pour qui. Si vous l’avez découvert avec In the mood for love et si vous avez compris de quoi parlait 2046, vous risquez d’être surpris par celui-ci. The Grandmaster est le film le plus solide, le plus substantiel, le plus passionnant que Wong Kar Wai ait jamais réalisé. On serait tenté de dire le plus émouvant aussi, à condition d’être sensible au genre de drame sentimental qui n’a pas vraiment lieu entre les deux personnages principaux joués par Tony Leung et Zhang Ziyi.

Le mariage ou la vengeance

Après la spectaculaire séquence d’ouverture sous la pluie qui établit le personnage d’Ip Man comme un combattant aussi élégant que redoutable, le film commence avec l’arrivée de Gong Baosen, un vieux maître du Nord, dans la ville méridionale de Foshan. Sur le point de prendre sa retraite, il organise une série de défis destinés à lui trouver un successeur possible. Les choses se compliquent lorsque Ma San, le successeur désigné de Gong, tue son vieux maître parce qu’il a perdu face à Ip Man. La fille du maître, Gong Er (Zhang Ziyi), doit alors choisir entre obéir à la volonté de son père qui voulait la marier à Ma San, ou au contraire le venger. Voilà pour la fiction. La réalité, ou le contexte historique dans lequel Ip Man va se débattre, n’est pas moins chaotique : l’invasion de la Mandchourie par les Japonais, qui divise les Chinois entre collaborateurs et résistants, puis la révolution qui oppose les communistes et les nationalistes. Wong Kar Wai évoque ces évènements par la bande, en montrant leurs effets sur ses personnages, qui sont sa principale préoccupation.

 

L’épreuve de la vie

Manifestement, Wong Kar Wai s’est documenté intensivement non seulement sur l’histoire d’Ip Man, dont on connaît peu de choses, mais aussi sur ce qui fait un Grand maître : une forme de spiritualité et la volonté de transmettre une tradition vieille de plusieurs millénaires. Les racines culturelles et philosophiques de cet art remontent entre autres au confucianisme, pour lequel l’amélioration de la société passe par l’amélioration de l’individu. De là, le kung fu peut être considéré comme une voie possible en ce qu’ils représente une école de vertu, d’équilibre et d’harmonie. De fait, lorsque le maître Gong organise sa tournée de défis, c’est moins pour déterminer qui est le plus fort que pour transmettre ses secrets et fédérer une communauté liée par des traditions, à l’époque où la Chine est menacée de division. 

Mais l’équilibre recherché (entre le Nord et le Sud, entre l’hiver continental et la chaleur tropicale, entre les jeunes et les vieux) est sans cesse remis en cause par les évènements extérieurs, comme le rappelle une de ces nombreuses petites phrases qui ponctuent The Grandmaster et selon laquelle la plus redoutable épreuve pour un adepte du kung fu, c’est celle de la vie. Et le parcours d’Ip Man en est l’illustration : le film le suit à partir de l’âge de 40 ans. Jusque là, il avait vécu dans l’opulence, pratiquant le Wing chun avec une telle passion qu’il en avait acquis une maîtrise unique. A partir de 1936, la réalité le rattrape et il perd sa fortune, sa femme et ses enfants. Obligé en 1950 d’émigrer à Hong Kong, il survit en ouvrant l’école de Wing chun qui l’a rendu légendaire.

L’œuvre du temps

En racontant cette histoire qui se résume à une quête de perfection contrariée par une époque troublée, avec au bout du compte la douleur et la mélancolie, WKW ne cache pas qu’il s’est inspiré de Sergio Leone, et répète que son film aurait pu s’intituler « Il était une fois le Kung Fu ». Il a poussé l’hommage jusqu’à emprunter à Ennio Morricone le thème de Deborah pour souligner les regrets du personnage de Gong Er à la fin de sa vie.

Certaines des scènes de Kung Fu, notamment un combat sur un quai de gare enneigé, figurent parmi les plus belles jamais filmées. Plutôt que sur les plans larges soulignant les qualités chorégraphiques et spectaculaires des affrontements, WKW s’est concentré sur la spécificité des gestes de chaque style représenté, tout en essayant de respecter la brièveté des actions. C’est à la fois beau et réaliste. Tony Leung joue Ip Man en exprimant l’élégance, la noblesse, la passion et le détachement. Il est presque éclipsé dans les scènes dramatiques par Zhang Ziyi, qui dégage une intensité stupéfiante en ne faisant quasiment rien.

Certes, il y a des ellipses, et on peut regretter la présence réduite de certains personnages (le film a d’ailleurs failli s’appeler Grandmasters, au pluriel). L’un d’eux, The razor, est un maître acquis aux idées du Kuo-Min-Tang. Il est censé avoir une trajectoire parallèle à celle d’Ip Man, mais avec seulement trois scènes, toutes mémorables, son passage est trop bref pour ne pas être frustrant. Une des nombreuses petites phrases du film affirme que le temps fait de nous qui nous sommes. C’est aussi vrai pour les films. Et l’avenir dira où The Grandmaster se situe dans la filmographie de son auteur. On peut prendre les paris : pas loin du sommet.

Présenté en ouverture du festival de Berlin, The Grandmaster sortira en salles le 17 avril 2013 :