Première
par Frédéric Foubert
Les mouvements de caméra virtuoses qui laissent le souffle court et les yeux exorbités ; le sens tétanisant du montage pop ; une pensée se déployant selon un rythme quasi hallucinatoire... Dès les premiers plans de La grande bellezza, on comprend que c’est gagné. La page This Must Be the Place est tournée, l’escapade new wave avec Sean Penn n’est déjà plus qu’un lointain souvenir. Paolo Sorrentino est de retour à la maison en compagnie de son acteur fétiche, le génial Toni Servillo, pour une nouvelle dérive mentale dans le cerveau en surchauffe d’un homme au soir de sa vie. Un fi lm jumeau d’Il divo ? En partie, oui, même si la rage punk qui animait le brûlot du cinéaste sur les magouilles de la Démocratie chrétienne est ici tempérée par l’empathie totale de Sorrentino pour son personnage, sorte de mix romain de Salinger et de Bret Easton Ellis, écrivain dandy qui vit sur le souvenir d’un chef-d’oeuvre écrit il y a quarante ans. À travers lui, ses déambulations mélancoliques, ses conversations baroques, ses ruminations amères, ses aphorismes cyniques, le metteur en scène observe une Italie post-Berlusconi en pleine déconfi ture culturelle et morale. Et c’est bien sûr tout sauf un hasard si Céline est cité en exergue. Comme l’auteur du Voyage au bout de la nuit, le cinéaste vomit la médiocrité de ses contemporains. Comme lui, il part au combat avec pour seule arme la suprématie de son style. En l’occurrence, un cortège de visions folles, d’embardées opératiques et de décrochages sensuels, à la fois hanté par la littérature et totalement électrisant, sans aucun équivalent dans le cinéma de la Péninsule (scusi, Nanni). Pour un peu, cette hauteur de vue esthétique, ce désespoir crépusculaire donneraient à La grande bellezza des allures de film somme, d’oeuvre testamentaire d’un vieux maître revenu de tout. Sauf que le « vieux maître » en question a 42 ans et pète manifestement la forme, exactement comme Fellini quand il tournait 8 ½... Et si on pense ici au créateur de La dolce vita et d’Intervista, ce n’est finalement pas tant pour le déchaînement bouffon et le défilé de saintes, de freaks et de putains, que parce que Sorrentino donne l’impression d’errer, seul, dans les décombres fumants de l’âge d’or du cinéma italien. En cela, il est raccord avec son alter ego incarné par Servillo, un homme obsédé par une chimère, un esthète à la recherche de l’idéal insaisissable qui donne son titre au fi lm. En bout de course, il finira par la trouver, et nous avec lui. « La grande beauté » ? Elle est là, sous nos yeux.