Première
par Thierry Chèze
Voilà déjà six ans, Éric Lartigau signait avec La Famille Bélier un de ces succès phénomène de société dont le cinéma français est coutumier. Six ans comme le temps indispensable pour parvenir à enchaîner sans perdre de vue une ligne de conduite qu’il tient depuis son tout premier long métrage (Mais qui a tué Pamela Rose ?), voilà près de vingt ans. Car Éric Lartigau dénote dans un petit monde largement dominé par le culte du cinéaste-auteur. Lui n’aime rien tant que s’emparer des mots des autres, se glisser dans leurs univers et finir par faire siennes leurs histoires en y distillant à chaque fois sa touche personnelle. Là où beaucoup de ses confrères aiment creuser le même sillon pour l’approfondir, lui se plaît à varier les genres. À brouiller les pistes ; à surgir là où on ne l’attend pas. Pas par tempérament bravache, mais parce qu’il a compris qu’ainsi on peut finalement l’imaginer partout. Dans le burlesque délirant (Mais qui a tué Pamela Rose ?, Un ticket pour l’espace) comme dans la comédie romantique (Prête-moi ta main) ou la transposition à l’écran de l’univers plus dramatique d’un Douglas Kennedy (L’homme qui voulait vivre sa vie).
COUP DE TÊTE
#Jesuislà s’inscrit donc pleinement dans cette logique. Mais le film tient une place particulière dans le parcours d’Éric Lartigau. Car pour la première fois, même s’il a écrit le scénario avec un autre (Thomas Bidegain qui avait déjà signé celui de La Famille Bélier), il ne se glisse pas dans un univers dont les fondations ont été posées avant son arrivée. On y suit Stéphane (Alain Chabat), un restaurateur du Pays basque qui mène une vie paisible entre son établissement, son ex-femme avec qui il entretient une relation apaisée et leurs deux fils. Sauf que depuis quelque temps, Stéphane a un secret. Il est tombé amoureux, via de simples échanges sur Instagram, de Soo, une jeune Sud-Coréenne avec qui il se sent de plus en plus d’affinités. Alors, un jour, sur un coup de tête dont il n’est guère coutumier, il décide de s’envoler afin de la rencontrer à l’autre bout du monde. Mais à son arrivée, Soo n’est pas là. Et l’aéroport va devenir sa deuxième maison en attendant qu’elle le rejoigne... ou pas.
SOO ES-TU LÀ ?
La jeune femme a-t-elle menti par omission lors de leurs échanges sur sa situation amoureuse ? Stéphane a-t-il, à l’inverse, surinterprété les sentiments de Soo envers lui ? C’est à ce flot d’interrogations que #Jesuislà va s’employer à répondre, mais sans obsession excessive. Car ce n’est pas ça qui intéresse Lartigau, mais les chemins de traverse pour y parvenir, les rencontres que Stéphane va faire dans cet aéroport, sa confrontation avec la solitude pour se retrouver, sans doute pour la première fois, forcé de briser l’armure, de réfléchir à qui il est et à ce qu’il veut vraiment. La délicatesse avec laquelle Lartigau développe ce huis clos pas comme les autres n’a d’égal que l’interprétation magistrale d’Alain Chabat : ses regards qui en disent plus que mille mots, sa manière de s’emparer physiquement de ce personnage, cette façon de faire se côtoyer en permanence une tristesse intérieure désarmante et un appétit de bonheur insatiable avec un naturel déconcertant... On ne l’avait jamais vu s’abandonner à ce point, évoluer comme le plus génial des funambules sur le fil extrêmement ténu et par là même formidablement audacieux de cette intrigue. Ni lui, ni le cinéaste n’usent d’ailleurs d’artifices pour la densifier. Car Chabat comme Lartigau croient en sa puissance tranquille. Celle qui touchera directement au cœur avant de monter jusqu’au cerveau. L’exercice est d’une ambition aussi folle que discrète : parier sur la primauté de l’émotionnel, sans basculer dans le sentimentalisme mièvre. Le résultat est merveilleusement poignant et attachant.