Première
par Gérard Delorme
Avertissement : ce film réserve quelques surprises qui sont plus appréciables si on ne les attend pas. Il vaut donc mieux l’avoir vu avant de lire ce qui suit. Dans ce troisième long métrage, Derek Cianfrance poursuit son exploration de la famille, mais avec une ambition inédite puisqu’il étale sur quinze ans les répercussions d’un événement ne concernant à l'origine que deux personnages. Étendu à l’entourage, le tableau prend des proportions énormes et le cinéaste et son scénariste l'ont découpé en trois chapitres. Au départ, il est impossible de deviner quelle direction va prendre le film tant on est accaparé par l’histoire de Luke, le motard qui se découvre un fils et bascule dans la criminalité pour de mauvaises raisons. Ryan Gosling l’incarne avec son intensité habituelle, même si l'on commence à s’habituer à son registre de dur qui pleure, à la limite du cabotinage façon James Dean. Le changement de ton est brutal lorsqu’un autre père prend le relais (Bradley Cooper), jeune flic tiraillé entre ses idéaux de vertu, la tentation de suivre ses collègues corrompus et les conseils de ses proches, selon lesquels la fin justifie les moyens. Quinze ans plus tard, le troisième acte confronte leurs deux fils. Dane DeHaan, qui évoque un petit frère de Leonardo DiCaprio, éclipse son partenaire, dont le personnage est pourtant d’une belle complexité. Incidemment, ce n’est pas un hasard si l'interprète de ce dernier, Emory Cohen, prend des faux airs de Brando jeune. Il y a une qualité intemporelle dans cette saga qui brasse des thèmes inusables : crime et châtiment, hérédité, fatalité. Cianfrance les inscrit dans une tradition du film noir américain qui cite les années 50 d’Elia Kazan et de Nicholas Ray. Plus près de nous, on pense à Little Odessa et surtout à La nuit nous appartient, pour Eva Mendes et le thème de l’hérédité, mais sans le déterminisme de James Gray, qui montre que, malgré les efforts de la jeune génération pour s’affranchir de la précédente, les flics restent des flics. Cianfrance, lui, cherche davantage à émouvoir, sans y parvenir totalement. À défaut, il excelle à mettre au service des personnages une mécanique narrative compliquée, dont les parties se complètent sans jamais s’opposer. Et si la conclusion paraît un peu faible en regard de l’intensité du début, l’ensemble laisse une impression puissante.